Les Hammerstein s'y rendent en voiture, ordinairement en automne ou en hivers pour la chasse. Au château, les hôtes de marque se succèdent. Il s'agit d'amis du conte – la litanie des von quelque chose. La famille du généralissime apprécie le charme discret de cet endroit idyllique. Elle est logée à la « commanderie ». Les parties de chasse comptent parmi les rites de cette société très aristocratique. Dès l'aube, le réveil au cor est donné à chaque angle de la grande bâtisse. Il est sonné encore au premier et au dernier rabat. La chasse s'achève seulement au crépuscule et toute la meute masculine rejoint alors le château. Canards, sangliers, lièvres, outardes, chevreuils, sont alignés par espèce, sur un lit de sapin, au pied du solennel perron tandis que les cuivres retentissent une dernière fois. Les invités, femmes et hommes en tenue de soirée, réapparaissent la nuit tombée dans la grande salle brillant de tous ses lustres.
Il existe des photos des enfants du général Hammerstein, elles sont reproduites dans le livre de
Hans Magnus Enzensberger. Maria Therese à cheval sur sa grosse moto, vous fixe droit dans les yeux, souriante, provocante, épanouie. Marie Luise au contraire, sur un autre cliché, cheveux coupés à la garçonne regarde au loin, pensive, volontaire, elle vous ignore royalement. Helga, quant à elle, pétillante de malice et d'intelligence, vous éclate de rire au nez. Ludwig, lunettes d'intellectuel et demi sourire, ne semble pas à sa place dans son uniforme de la Wermarth. Et que dire des portraits d'Hammerstein père, ce chef d'état-major de la Reichswehr ? Bonhomme, grand seigneur, le regard froid, sans doute est-il d'une extrême intelligence ?
Le décor est planté pour un remake germanique de » Gosford park », le film d'Altman. À l'occasion d'une partie de chasse, on devrait voir se mettre en place, en pleine résistible ascension d'Hitler, les deux univers parallèles, presque symétriques, des maîtres et des petites gens : hiérarchie, formalisme, mesquinerie, querelles intestines, racisme ordinaire, solidarités… La réalité est plus complexe que la fiction et la littérature que le cinéma. La personnalité, l'anti conformisme d'une famille, l'intelligence introduisent de l'altérité. Les personnages pensent contre eux-mêmes. le généralissime, en pleine période de terreur fasciste, faisait preuve d'une froide désinvolture et d'une glaciale intransigeance. « Il allait droit son chemin, tenait le cap qu'il estimait s'imposer, et ne se souciait pas de savoir s'il plaisait ou était rejeté». Les filles fréquentaient les milieux intellectuels cosmopolites, elles militaient et tentaient de s'opposer au nazisme. Les fils participaient à l'attentat contre Hitler en juillet 44. Nous découvrons avec ce «non roman» des aspects tout à fait inconnus de l'histoire allemande.
L'auteur, à plus de 80 ans, prend une liberté folle avec les genres : utilisation de documents, témoignages, entretiens imaginaires, conversations posthumes et réflexions digressives (gloses : République de Weimar ; Russie ; aristocratie et ses valeurs ; ambiguïté). Une composition en étoile autour du général lui permet de multiplier les points de vue et les interlocuteurs.
Hans Magnus Enzensberger maitrise parfaitement l'art de la description, de l'anecdote et de la mise en scène. Nous remontons avec lui aux origines de la catastrophe allemande, nous pénétrons les cercles du pouvoir. Ce livre, avec ces courts chapitres, est un objet hors norme. Entrez, l'auteur vous convie à une belle, passionnante et dense méditation sur la morale individuelle, la transmission, le refus et la résistance.