Il se trouve que ce poème n’est pas seulement l’un des poèmes les plus célèbres de Li Shang-yin, c’est l’un des plus célèbres de toute la littérature chinoise : j’ai pu en lire une bonne vingtaine de traductions (j’appelle « traduction » l’étape suivant le mot-à-mot, une élaboration littéraire imposant une interprétation d’ensemble de nature à rendre le texte immédiatement compréhensible). Dès lors que trois écrivains pénétrés de deux cultures à la fois — le chinois et le français pour François Cheng, le chinois et l’anglais pour les deux autres — ne peuvent pas s’entendre sur le sens littéral des mots d’un poème, c’est, une fois encore, que nous ne nous trouvons pas face à un sens déterminé, fixé sub specie aeternitatis, mais à un halo de sens, une « ombre » dont il appartient à chacun, pour peu qu’il veuille s’y consacrer, de proposer, en rêvant le poème, d’après sa propre expérience, sa propre poétique, un équivalent éphémère.
Mes poèmes « non traduits » (pour reprendre l’expression d’Armand Robin) sont construits sur le besoin de faire advenir, en français, des ombres rayonnantes, des présences — ce que j’appelle des « figures ». Le personnage (réel ou inventé) brasille à la limite de l’apparition, comme s’il était juste sous la surface de l’eau, se forme et se dissout, se recompose dans le passage d’une langue à l’autre, du monde sans parole que chacun porte en soi au monde matériel des mots offerts à lire. À chaque fois, d’une manière ou d’une autre, il s’agit de tracer les contours de cette ombre, de se les approprier pour les éloigner de soi et les rendre sensibles, — partageables.
C’est de la même façon que j’ai voulu tracer les contours de ces Ombres de Chine, au début pour moi-même, puis, au fur et à mesure qu’une sorte de continent se découvrait à moi, pour partager cette découverte et la prolonger.
Si, traduisant les poèmes du Soleil d’Alexandre, j’avais l’impression de partager un monde avec mes lecteurs, un monde dont j’avais connaissance depuis mon adolescence, avec Ombres de Chine, qui est son versant opposé et complémentaire, j’avais le sentiment d’apprendre en découvrant, grâce à, et non à cause de, mon ignorance.
Ce que m’offrait la poésie chinoise, c’était précisément cette prodigieuse chance d’aller à la découverte, comme un archéologue reconstitue un monde à partir des indices qui lui sont donnés.
Rencontre des étudiants comédiens du Conservatoire municipal du XVIe arrondissement et du public de la Maison de Victor Hugo avec André Markowicz.