Plus que tout autre site archéologique peut-être il semble difficile d'évoquer Pétra (pierre, en grec) en Jordanie sans que son exceptionnelle architecture rupestre ne fasse resurgir de nos mémoires oublieuses l'histoire la plus lointaine. Grâce à un itinéraire très peu conventionnel ces pages inspirées d'Emeric de Monteynard invitent à découvrir Amman et sa région dont le coeur battant serait Pétra. Quelques denses et brefs chapitres, édités par Tertium éditions, dans la collection Pays d'encre. Ici on oublie les appareils et les photos pour se laisser emporter par d'autres images.
Mais qu'est-ce qui amène ici ? La question revient comme une ritournelle sous la plume de l'auteur. Voyageur pressé s'abstenir - pourtant le livre est court - car les lignes tracent des chemins de détour pour s'envoler progressivement vers les hauteurs de la méditation. "Pétra métaphysique" dit
Le Clézio en quatrième de couverture, et il a bien raison. L'éblouissement des grès incarnat de Pétra (dont le nom sémitique "Raqmu" signifie la bariolée ou la polychrome) magnifiés sous la lumière, méritent infiniment plus qu'un simple éloge de la beauté. Plus qu'
ailleurs, les portes de l'histoire ou celles des textes anciens ne demandent qu'à être poussées dans cette partie du monde où s'interpellent les prophètes, où ont marché des saints et des aventuriers, des rois et des sultans, où des combats se sont tenus, où des négoces et des trafics ont prospéré. Saül, Moïse et Aaron, Hérode, Saint-Paul, Zénobie, Mahomet, Saladin, Soliman, Constantin, Baybars auraient pu s'y croiser. L'histoire, d'
ailleurs ne fait qu'y continuer. Qu'est-ce qui amène ici ?
La richesse sûrement, en partie. Entre le Nil et l'Euphrate, Une route caravanière, chargée d'épices, d'or, de gomme et d'acacia, de myrrhe, d'encens, de perles ou de corail fonde, vers -1400, la prospérité des premiers Edomites, orfèvres et tisserands, autour du site probable de Pétra. le commerce est si lucratif que Pharaons, Assyriens, Perses, Grecs et Romains se la disputent intensément. Edom est annexée à la Judée par Salomon en -930. Des guerres avec les Hébreux, puis des marchands arabes (Nabitus) sédentarisés autour d'Aqaba prennent peu à peu la place des Edomites. La Nabatène devient une région autonome, un royaume indépendant ensuite qui se donne Pétra pour capitale au quatrième siècle avant JC.
De cette époque hellénistique date l'apogée dont les monuments encore debout aujourd'hui sont les témoins. Pétra pactise avec Rome mais soumise à la concurrence de Palmyre et devenue en 106 simple province d'empire, décline. le désintérêt des Omeyyades (Ummayades) qui installent leur capitale à Damas au viiè siècle fera sans doute le reste. L'influence byzantine s'y fait également sentir et pendant les croisades deux forteresses y sont bâties. Les Francs enfin chassés, Baybars est le dernier sultan en 1276 à visiter Pétra
désertée qui sombre prétendument dans l'oubli pendant six siècles, jusqu'à sa "redécouverte" par Johann
Burckhardt en 1812. Car enfin, les pasteurs de la région, eux, n'ont jamais quitté, ni oublié Pétra. Encore deux empires, celui des Mamelouks jusqu'au xviè siècle puis celui des Ottomans jusqu'en 1918, une révolution arabe et un mandat britannique qui prend fin en 1946 pour qu'un nouveau royaume, hachémite celui-là, s'installe. Pétra, c'est une affaire de strates, ainsi s'égrène l'histoire au fil du séjour énigmatique de l'écrivain voyageur et de tout cela il est question entre ces pages évocatrices.
Passé Amman, à l'ouest apparaît le Mont Nébo, la fournaise est suffocante au pied du Mont Ajlun, l'humeur salée de la Mer Morte se répand, inonde tout le pays de Moab et celui d'Ammon. Visions des vallées encaissées du Wadi Mujib, de montagnes accidentées, du bastion croisé de Kérak et plus au sud, soudain, des sables du wadi Rum l'ombre de
T. E. Lawrence se profile. Pétra inquiète presque, avant de la voir, de la saisir, de la toucher, de se l'approprier. Qu'est-ce qui amène ici ?
Huit heures, un matin du 25 mai d'une année de ce xxiè siècle, a lieu la rencontre tant espérée pour l'auteur. Jour férié en Jordanie, d'effervescence, il faut être parmi les premiers à Pétra. On aperçoit d'abord le mont Haroun (Hor), à l'est. Après l'entrée du site, une première nécropole le bloc des Djinns ; des inscriptions gravées. On Marche et enfin on atteint la porte du défilé : les parois dressées. "Nous y sommes" ; long corridor effilé où l'oeil doit s'habituer. La roche et l'eau, des canalisations vieilles de deux mille ans, des pavés, la lumière avare, apprendre à regarder de plus en plus haut. Un bétyle aux yeux immobiles. le choc de la verticalité. « Quelque chose de religieux » ?
"Entrer dans le Sîq, c'est entrer dans quelque chose de l'ordre du silence".
On marche encore et au détour d'un coude, brusque chatoiement de roses un peu lointain : al-Khazneh, appelé "le Trésor", mariage de la Grèce et de l'Orient dans cette façade connue de tous, palais, sanctuaire ou tombe, nul ne sait vraiment déterminer. Il y a là aussi quelques touristes, des chevaux et des carrioles, un dromadaire et son chamelon, un pistachier, du thé. le Tombeau de la soie dit aussi bigarré, d'autres tombes partout, tombeaux de Romains mais aussi un théâtre, une allée romaine à arcades et colonnades, un nymphée, des thermes, des temples, un forum et même une basilique. Pétra est une vraie ville, superposition d'habitats, de nécropoles et de sanctuaires construits en un site imprenable, une cuvette encaissée d'environ deux kilomètres sur cinq dans un chaos géologique enluminé.
Falaises d'al-Khubtha, ses bâtiments et ses villégiatures. Des bergers et des chèvres surgissent avant d'atteindre le Triclinium aux Lions. Monter, descendre. Les sommets avoisinants sont accessibles par des sentes ou des escaliers creusés dans les parois, le Deir ("monastère" en arabe) surprend autant que le Khazneh par son emprise décorative monumentale sur la roche et son défi aux canons de l'architecture ; de sa terrasse, le mont Haroun et le Sinaï au loin. Une tente bédouine accueillante à proximité. Deux heures d'ascension de plus pour accéder au Zibb attuf où l'on domine tout Pétra. Qu'est-ce qui amène ici ?
Un poème de
Paul Eluard en conclusion fournira au lecteur la réponse à une question restée volontairement sans réponse. Un voyage, un vrai.