Un sacre / La vie invisible

C'est compliqué de retracer une vie, je pourrais vous donner des éléments, une date, une ville, des étapes mais enfin est-ce que ça vous dirait vraiment quelque chose de moi, est-ce que j'aurais l'air plus réel? Je serais toujours moins réel pour vous que celui qui est en train de dire ça.

Lui, vous pouvez le regarder, vous faire une idée de lui, comment est sa voix, est-ce qu'il est beau, c'est quoi son corps, est-ce que j'aime bien son sourire je sais pas ou au contraire est-ce qu'il me revient pas, quelque chose qui me dérange.

Vous vous dites c'est impossible un mort qui parle, vous avez peut-être envie de demander à l'acteur qui me joue : mais qu'est-ce que tu connais à ce que tu es en train de dire? Tu sais ce que ça fait une vie qui aura été souvent sans personne? Tu sais ce que ça fait de plus réussir à se lever, à se laver, de s'effondrer quand on prend une douche, de s'effondrer toujours quand on est sous la douche et uniquement quand on est sous la douche, de plus réussir à répondre aux courriers, au téléphone, à la personne qu'on a quittée et qui comprend pas le silence et qui se demande si les enfants, tout le plan, l'envie, le scénario, c'était un délire ou de l'amour vrai? Tu sais ce que ça fait de mourir? Tu sais ce que ça fait de mourir sans personne? Tu sais ce que ça fait les quatre mains qui te retournent et font pivoter ton corps sur le bitume d'un trottoir? Tu sais ce que ça fait de sentir son corps s'affaisser parce qu'il est inerte? Tu sais ce que ça fait de te dire que les dernières personnes qui te touchent ont des gants, de sentir que le plastique? D'être enlevé? Tu sais ce que ça fait quand ton corps est enlevé? Pourtant, on a rien de mieux à vous proposer, lui et moi.

Je voulais avoir une vie, pas être une histoire. Mais j'ai bien conscience que c'est la seule manière pour moi d'exister encore un peu. De pas disparaître complètement.

La vie des gens qui ont été incarnés, elle existe et elle peut être représentée. Et leurs morts, ils existent aussi, même si leur place est vide. A leur place, il n'y a pas rien, il y a leur absence et l'absence, ce n'est pas le vide. Je ne suis pas là, moi, mais ma place n'est pas vide.

C'est difficile de finir. Ce serait si bien, si bien que ça finisse jamais. La fin, c'est impossible.

Extrait d’«Un sacre»