Il a fallu à
Hector Abad Faciolince une vingtaine d'années pour réussir à libérer ses souvenirs personnels de leur gangue de douleur insoutenable et pouvoir s'atteler à la rédaction de ce livre-témoignage époustouflant.
Comment trouver alors tout de suite des mots susceptibles de retranscrire avec exactitude ce qui fait à mes yeux de
L'OUBLI QUE NOUS SERONS une oeuvre aussi extraordinaire, rare et unique, et tout particulièrement la grâce, la pudeur et la délicatesse qui y sont convoquées en sublime contrepoids à la dimension tragique, au sentiment d'injustice et à la violence des événements présents à l'origine de sa rédaction?
Si ce livre était un arcane du Tarot de Marseille, ce serait à mon avis, sans aucun doute, le numéro 11, «La Force», cette planche où l'on voit l'image d'une frêle jeune femme en train d'ouvrir, à mains nues et sans le moindre effort apparent, la gueule d'un lion : symbole du courage moral et spirituel triomphant en toute sérénité sur la brutalité et la bestialité.
Au risque de paraître mièvre, peu importe, je dirai tout simplement que
L'OUBLI QUE NOUS SERONS est de ces livres souverains, écrits avec le coeur, et qui en tout premier lieu touchent les lecteurs aussi, droit au coeur. Sans une once de sentimentalisme justement, sans aucune mièvrerie lénifiante. Merveilleusement bien écrit. Adroit, entier, sans autre artifice que l'immense talent de l'auteur à pétrir une langue littéraire qui, de prime abord directe et spontanée, se révèle en vérité d'une grande subtilité et pénétrante. Émotionnelle et sensorielle, mais aussi capable de retenue, de prendre de la distance par rapport aux événements traumatiques qu'elle décrit. de la belle littérature, en somme, située à des années-lumière de celle qui se fait habituellement dans le genre avec de braves intentions et autres poncifs édifiants.
L'OUBLI QUE NOUS SERONS est avant tout la chronique biographique d'un homme, fascinant et libre-penseur, médecin spécialiste en santé publique, personnage public consacré en son pays en tant que défenseur intrépide et «apôtre des droits humains», le père de l'écrivain, Héctor Abad Gomez, brutalement assassiné en 1987 par des milices paramilitaires associées à l'État colombien, ce dernier ayant été très probablement commanditaire du meurtre ; en même temps, c'est la chronique personnelle d'un amour fusionnel en version masculine, entre Héctor-père et Héctor-fils, sorte d'Oedipe «inversé» assez inouï, rarement abordé (à ma connaissance, en tout cas) en littérature; une chronique familiale également, riche en faits et couleurs -allant du plus exubérant et cocasse au plus douloureusement impensable et inacceptable-, d'une famille latino-américaine dont certains aspects évoqués au travers des souvenirs d'enfance de l'auteur seraient par ailleurs dignes de figurer dans une des
fictions de son plus célèbre confrère, «Gabo» (les passages, entre autres, narrant les séances de prières collectives organisées chez la grand-mère en sont de véritables morceaux d'anthologie !) ; c'est enfin la chronique glaçante et l'autopsie sinistre d'une ville, Medellin, devenue mondialement emblématique durant le dernier quart du vingtième siècle comme l'une des agglomérations urbaines les plus violentes de la planète (l'on disait qu'il y avait alors, par jour, davantage de morts par balles à Medellin qu'au Liban, pourtant en pleine guerre civile à la même époque!).
Évitant scrupuleusement tout piège hagiographique autour du personnage central qui l'inspire, père ô combien vénéré et en même temps, donc, véritable martyr de la barbarie de l'une des périodes les plus funestes de l'histoire récente de son pays,
Héctor Abad résistera également à toute tentation facile d'idéaliser un bonheur familial et mythique d'avant les épisodes tragiques survenus dans la famille. Il ne cessera, au passage, non seulement de désacraliser ces années, (« Ce furent des années de bonheur, dis-je, mais la félicité est faite d'une substance si légère qu'elle se fond facilement dans le souvenir, et si elle remonte à la mémoire, c'est avec ce sentiment écoeurant que j'ai toujours rejeté comme inutile, mièvre et finalement nuisible à la vie au présent: la nostalgie. »), mais aussi la personnalité de uns et des autres avec leurs contradictions et zones d'ombre, à commencer par celle de son fantasque de père et la sienne propre...
Selon les propos dithyrambiques de son prestigieux préfacier,
Mario Vargas LLosa,
L'OUBLI QUE NOUS SERONS serait un «chef d'oeuvre», difficile à synthétiser «parce qu'il est plusieurs choses à la fois». En ce qui me concerne, ce livre figure en tout cas désormais parmi les plus belles chroniques autobiographiques et familiales qu'il m'ait été donné de lire à ce jour.
En miroir à l'esprit qui aura présidé son écriture, il s'agit bien d'une expérience possible de lecture pleine, «entière». Être complètement suspendu et étreint par ce qu'on lit, éprouver un instant ce fragile sentiment continental qui nous manque parfois si cruellement, voilà ce que l'on cherche au fond en ouvrant un livre. «Si les mots tracent une carte approximative de notre esprit, une bonne partie de ma mémoire a été transportée dans ce livre, et comme nous les hommes sommes tous frères, dans un certain sens, parce que ce que nous pensons et disons se ressemble, parce que notre façon de sentir est presque identique, j'espère avoir en vous , lecteurs, des alliés, des complices, capables de jouer sur les mêmes cordes dans cette caisse obscure de l'âme. ». C'est fait.
«Souviens-toi, âme endormie»! Souviens-toi de cet inexorable oubli auquel nous serons tous voué, dont ce livre, paradoxalement, nous console. Ce magnifique titre est extrait d'un poème attribué à
Borges, recopié à la main par Héctor Abad Gomez et trouvé par son fils dans la poche du costume que son père portait au moment où l'on l'assassina sur le trottoir d'une rue de Medellin.
Post-scriptum
Le dossier d'instruction criminelle ouvert après l'homicide du père de l'auteur en 1987, «exercice de camouflage et de complicité avec les assassins pour favoriser l'impunité » sera classé sans suite quelques années après, sans aucune arrestation ou élucidation.
Héctor Abad Facolince a écrit et publié son livre en 2006.
En 2014, le Ministère Public colombien requalifierait les assassinats systématiques commis à l'époque par les différentes factions paramilitaires colombiennes, en «crimes contre l'humanité», les rendant désormais imprescriptibles.
En cette même année, pour la première fois, un homme, suspecté d'avoir abattu à sang froid Héctor Abad Gomez sous les ordres du « clan Castaño » (et d'avoir par ailleurs participé dans les années 90 au massacre de 40 autres personnes à Antioquia – département colombien dont Medellin est la capitale), Manuel Salvador Ospina Cifuentes, est arrêté et mis en accusation.
Sur Internet, j'ai vu une photo prise quelques instants après le meurtre de Héctor Abad Gomez qui nous montre, accroupi sur le trottoir à côté du cadavre de son père, hagard, un jeune
Héctor Abad Faciolince dont le regard semblait s'être momentanément détourné de la scène du crime. Dans ce curieux regard, me suis-je dit, sans pouvoir tout à fait me l'expliquer pourquoi, se retrouvait condensé, rétrospectivement, en une sorte d'étrange «flashforward», le long processus qui devait aboutir vingt ans après à la rédaction de ce livre. Il n'y pas de légende à cette photo, mais je reste malgré tout convaincu qu'il s'agissait bien de lui.
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