Qu'est-ce que la littérature ? C'est avec des livres comme celui-ci qu'on s'en crée sa propre définition. Pur divertissement, petit cheminement personnel pour s'en enrichir, confrontation brutale avec la réalité ? Et bien la littérature, c'est tout ça à la fois. Evidemment, tous les livres ne sont pas ça à la fois. le livre de
Christine Angot remplit complètement son rôle en la matière.
Oui, il est insoutenable. Oui, on a le droit de fermer le livre et ne pas le lire jusqu'au bout.
Mais en outre :
Oui,
Christine Angot est un écrivain.
Oui, son livre est un grand livre, parce qu'elle a le courage immense de se confronter à une réalité qui fait détourner le regard de la majorité des gens, parce que son sujet est insupportable.
Je ne résumerai pas le sujet du livre, hein ? On le connaît.
Je reviens juste sur quelques petits points.
Christine Angot écrit-elle avec platitude ? C'est étonnant qu'on se soit acharné à lui reprocher précisément son style. J'aimerais bien savoir comment on devrait écrire sur un sujet pareil. Avec un style ampoulé ? Rococo trash ? Elle a adopté le seul style possible pour décrire l'insoutenable. Un style volontairement neutre et clinique (je n'aime pas ce mot) qui seul peut permettre de mettre en lumière l'horreur du viol et de
l'inceste. Son texte déconstruit les gestes de l'attentat, du meurtre moral commis. La fragmentation qui en résulte rend l'effroi de chaque moment encore plus perceptible. Face à l'horreur, une seule attitude est possible pour la démanteler : la regarder bien en face.
Le viol et
l'inceste provoquent une sorte de terreur collective : personne ne veut voir ces sujets en face. Ce n'est donc pas étonnant que la plupart des gens qui n'ont pas eu la force de se confronter à ce sujet aient dénié au texte ses qualités littéraires. Plutôt que reconnaître sa propre aversion (somme toute tout à fait normale !) pour ce sujet, il faut plutôt frapper sur le style de l'auteur ? Tout ceci n'est que de la mauvaise foi.
Mais ce n'est pas seulement le lecteur lambda qui prend cette posture. J'ai été très étonné de voir quelques vidéos de critiques (intronisés, ha, ha, ha !) qui ont préféré eux aussi partir dans des circonvolutions hors sujet en minaudant sur le style d'Angot. Angot n'est plus ceci, Angot n'est plus cela…
Et qui parle du sujet ? Pas grand monde ! Angot dit toute l'horreur et la violence psychologique (car elle n'est pas que physique) du viol, de
l'inceste : elle démasque l'homme qui tue psychologiquement sa victime : en la dégradant, en la diminuant et la rabaissant constamment, en lui suggérant de devenir aussi perverse que lui. La brutalité avec laquelle cet homme tente d'asservir la jeune fille dont il prétend dans toute son horreur se faire l'émancipateur est insoutenable. Oui. Mais je n'ai pas lâché le livre. Vous savez pourquoi ? Ce que je vais dire va faire marrer beaucoup d'entre vous, mais j'assume totalement : ce à quoi l'auteur a osé se confronter, ce à quoi une victime de viol ou d'inceste est confrontée, nous, lecteurs, moi, vous, on ne l'est que derrière la vitre de la littérature. On reste assis sur sa chaise, son fauteuil, dans son lit, mais nous ne sommes pas les victimes. On ne fait que lire ce qui nous est dit. On n'a pas à le vivre. Alors on ne trouverait pas le courage de le lire ? Et on le jetterait comme ça, tout simplement parce qu‘on a pas le courage de dire qu'un tel sujet nous effraie ?
J'aurais au moins aimé que ceux qui rejettent ce texte aient reconnu honnêtement que ce sujet leur fait peur, les terrorise. Ce serait tout à leur honneur, et cela n'a rien de dégradant. Mais c'aurait en tout cas été plus honnête intellectuellement que de saisir de faux arguments pour dénigrer ce livre.
A bons entendeurs. S'il y en a !