L'auteur de cet ouvrage est un SDF qui au fil du temps et de discussions à bâtons rompus est devenu un ami, presque un intime. Il narre dans ce petit livre sans prétention son addiction à la drogue, sa vie hors du temps ou plutôt son absence de vie. le style, magnifiquement ciselé est un véritable bijou de la langue française, comme une cathédrale de mots savamment orchestrés. du très très grand art.
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Voyages aux extrêmes de la mémoire. Descentes dans les cryptes du souvenir. Processions vers le cœur même d’un grand caveau où se décomposent et se recomposent les images d’un passé illusoire. Des repères fuyants, souvenirs obscurs d’une vie antérieure, sous la Régence, sous le Directoire... Un parfum mauve, des pas hésitants sur la neige, les
branches noires d’un arbre battu par le vent rouge, des fenêtres closes, un sourire sans visage. Le rapide passage des siècles dans le tournoiement des secondes, des festivités nocturnes dans des jardins où jouent d’invisibles septuors. Le rire poignard des femmes, Cythère vers quoi nous faisons voile. L’ineffable beauté de la goutte de poison qui perle à
l’extrémité de l’aiguille et glisse comme une larme de joie. L’exaltante finesse de la seringue à insuline. Le piston pressé avec recueillement. Ces gestes scrupuleux par lesquels toujours le miracle recommence.
Cette mort radieuse, injection de tous les paradis, recomposée avec une si gourmande exactitude.
Je me donnais à elle sous toutes les coutures. J’étais à l’abri du monde et, sur le pas de ma grotte chimique, je pouvais examiner ce monde dans son ensemble, le disséquer. Je veillais pour l’éternité, souverain, dans un sépulcre secret et confortable. J’avais trouvé la solution
pour toujours. Il n’y avait plus rien au-dessus de moi et j’étais au tréfonds, blotti contre l’absolu, défait mais intouchable.
Quelle éclatante victoire, une fois admis que le prix à payer était celui de mon sang.
“Je fus un toxicomane appliqué. Tout de suite, je considérai comme un rare privilège de prendre de l’héroïne. Cette joie, jamais je ne l’ai bradée. Tout du rituel et du plaisir conserva son aspect lustral. Rien de peccamineux dans mon intoxication. Ce fut la grande affaire de ma vie. J’avais rencontré ma Béatrice. Je dois à l’héroïne mes plus grandes jouissances en ce monde.”
Il y a quelque plaisir vicieux à goûter toute l'ampleur de ce malentendu. Le sentiment de solitude et d'incompréhension définitive s'accroît. L'intoxiqué s'épanouit jalousement dans un monde qui n'a plus de sens que pour lui et réduit à leur strict minimum les communications extérieures. Il va à l'essentiel ; il est souvent à se taire. Les autres se détournent de lui sans qu'il souffre de solitude. Isolé sur les cimes, ce qu'il aperçoit dans la vallée de larmes en contrebas, ne lui laisse au cœur aucun regret.