Coup de coeur. ❤️
« Qui est Garry Davis ? Pourquoi ce nom dans votre bouche, ce soir, comme un leitmotiv d'objections à mes désenchantements ? Pourquoi un livre sur lui ? Vous ne savez pas vous-mêmes, dites-vous, mais vous voudriez pourtant me le présenter. C'est un bon début, je trouve. On ne devrait jamais présenter que ceux que l'on ne connaît pas. du reste, c'est sans doute ce que nous faisons toujours, à notre insu. Buvez encore une gorgée, je vous en prie, et racontez-moi son histoire tandis que le soleil descend et que je réalise non sans un léger trouble que sous la table, tout en parlant, vous avez ôté vos chaussures. »
L'histoire aurait pu être celle d'une rencontre d'un soir, entre le narrateur désabusé et la belle Julia, dans un bar sur la plage de Guéthary, ou seulement celle de Garry Davis qui, en remettant son passeport américain aux autorités, devint le premier citoyen du monde.
Ce sera l'une et l'autre, dans un emboîtement, et un nourrissement mutuel.
Frédéric Aribit s'accommode fort mal des carcans littéraires : il n'aime pas les frontières, celles qui séparent les Hommes et les formes. Que ce soit dans «
Trois langues dans ma bouche » ou «
le Mal des ardents », et maintenant dans ce nouveau roman, l'auteur a montré – et il le reconnaît volontiers – qu'on peut écrire un roman, le dérouler dans une langue éminemment poétique, et aller se frotter par moment à des formes plus académiques que sont l'essai ou le documentaire.
C'est un virtuose de la forme, son roman est habilement architecturé, mais son vrai talent, est de donner du sens à la structure originale qu'il a choisie (on pense immédiatement au « Cul de Judas », de Lobo Antunès, qu'il salue d'ailleurs à l'aube de son récit).
Ainsi, cette mise en abîme vertigineuse, avec laquelle il ouvre son roman, cette réflexion sur la destinée. « le rêve d'une vie n'a pas d'origine », phrase sublime qui, à elle seule, place l'histoire qui va nous être racontée dans une autre histoire qui la dépasse : la vôtre, la nôtre, notre histoire à tous, celle du monde.
Frédéric Aribit parvient à créer de la porosité entre la destinée de Garry Davis, celle du narrateur et celle de chacun. Il pose aussi la question du choix, de la conviction. A travers les actions jusqu'au-boutistes de cet « énergumène » aux cheveux roux, en nous racontant l'engouement suscité par ses théories et ses ambitions hors-normes auprès d'intellectuels et de simples citoyens qui le soutiendront dans sa révolte pacifiste, l'auteur nous encourage à questionner notre identité et notre engagement. A quoi serions-nous prêts à renoncer pour qu'un monde plus juste puisse advenir ?
Et de nous livrer, dans ces temps si particuliers, où les corps s'évitent dans l'espace public, où des frontières de peurs séparent chaque individu de l'autre, ces mots sublimes :
"La frontière relie autant qu'elle sépare, au contraire des murs. C'est la peau des peuples, Julia, comme la vôtre, comme la mienne, avec la douane de nos orifices où nous échangeons déjà. Ce par quoi chacun existe, par contraste et par frottement. Elle est aphrodisiaque, la frontière, invitation au voyage, au dépaysement, à la reconnaissance que je n'existe que parce que l'autre existe, parce que vous existez."
Au-delà donc du récit de la vie incroyable et admirable de cet apatride volontaire, par-delà les valeurs mondialistes et pacifistes qui résonnent si fort dans nos questionnements et nos inquiétudes contemporaines sociétales, il y a, en filigrane, les interrogations plus intimes que nous posons sur notre destinée, si humble soit-elle. La grande histoire qui nous est contée n'est jamais désincarnée, elle vient constamment réinterroger le présent.
A ce jeu-là,
Frédéric Aribit est très habile : il parvient sans peine à nous interpeller, à nous intéresser aux actions de Garry Davis, en les plaçant, chacune, dans une constellation d'événements et de figures mondiales essentielles, il nous entraîne avec lui dans l'histoire folle d'un homme qui rêvait, comme certains d'entre nous encore, d'un monde meilleur et plus juste. Et quand notre empathie pour ce fou lucide est à son comble, c'est à ce moment-là que l'auteur, nous rattrape au vol pour nous ramener sur cette plage du pays basque, face à cette jeune femme qui n'en finit pas de le séduire.
Il nous offre alors, dans une langue éblouissante, des moments gorgés de sensualité : le récit se fait chair, l'histoire se fond dans l'intensité du moment, et le romancier sait alors convoquer les lumières, les odeurs, faire focus sur la bouche de sa compagne d'un soir. le goût des couteaux à la plancha et du Chardonnay palpitent dans nos bouches, tandis que la bande son et la guitare de Gilmour permettent aux deux protagonistes de suspendre leurs mots, de boire une gorgée de vin, et d'ôter lentement, comme une danseuse en plein effeuillage, le voile de leur intimité.
Le procédé est éminemment cinématographique : raconter une histoire du passé, en ricochant sur un moment du présent qui suit sa propre ellipse temporelle, beaucoup plus courte celle-là, qui prendra fin en même temps que la grande épopée qui nous est narrée. Ainsi l'auteur joue-t-il avec les fils de sa narration, tenant son lecteur en éveil, le rendant attentif aux événements.
Zoom arrière, zoom avant, procédé captivant qui, encore une fois, ouvre l'histoire. Les histoires.
Mais si l'auteur nous ramène régulièrement dans le présent, comme on taperait ses pieds sur le sol pour être certain d'être bien ancré, c'est pour y faire passer, à travers un miroir révélateur, la fiction qu'il déroule, lui donnant ainsi des échos imminemment actuels. L'histoire de Garry Davis prend sens à travers la sienne qui se déroule en creux, en éclats de souvenirs.
Parallèlement, les certitudes du narrateur s'ébranlent : dans les mots de Julia, que nous n'entendrons pas, on perçoit la beauté de la vie, la croyance en de possibles horizons, la force qui émane de son « petit corps d'oiseau ». le destin de Garry Davis qu'elle expose avec pugnacité, vient contrer obstinément la mélancolie résignée de cet inconnu à qui elle va offrir, du bout de ses lèvres rouges, quelques bribes de sa vie.
« Garry Davis est un fiction ». Et pourtant, malgré cette affirmation qui reviendra, telle un leitmotiv, l'histoire du pacifiste mondialiste s'incarne, prend chair à travers la présence de Julia, qui la met au monde, en accouche littéralement, le temps d'une soirée, sur cette terrasse « au bord du monde ». L'histoire s'engouffre et jaillit à la fois de la bouche de Julia, passeuse hypnotique de la vie de Garry Davis.
Il y a aussi, dans ce roman, la beauté de la rencontre, son hasard merveilleux, les fragilités qu'elle révèle, ces morceaux de soi qu'on a envie d'offrir mais qu'on retient en espérant qu'ils se déverseront à la faveur d'un moment d'ivresse.
Séduire, aimer, se séparer, espérer, abandonner : l'histoire d'un amour déchiré et celle d'une rupture annoncée serpentent et s'enroulent autour de Julia et du narrateur.
L'amour, et le moment de l'amour qui aspire le monde et les corps, remplit intensément le présent. le désir, liqueur délicieuse, qui vient surprendre et capturer les sens du narrateur. L'espoir désespéré de garder en lui l'évanescence de l'intensité du moment : « Mais cela au moins, nous l'aurons vécu, n'est-ce pas ? Cela au moins aura été, entre nous tous, entre nous deux, avant que tout se dissipe encore dans le chaos d'absence ordinaire qui nous tient lieu de présent. »
Amour sublime, enfin, noyade éperdue dans cet emmêlement infiniment tendre, sur cette plage de Guéthary, où l'auteur nous livre le fantasme d'une nuit d'amour, la plus douce qui soit, la pénétration d'un sexe dans l'autre d'une tendresse infinie, qui mène de la vulve au coeur. Au-delà de la jouissance, de la frénésie du frottement, l'épanouissement de la chair intime, le creux et le plein noués comme une évidence.
« Garry Davis est une fiction », mais le réel ne l'est-il pas aussi ?
Dans les mots flamboyants de
Frédéric Aribit, dans les ondes sensuelles de ses phrasés poétiques, il y a aussi ce goût intense pour la beauté. C'est aussi ça que j'emporte avec moi.