Je m’approchai de ma bibliothèque, mon aînée, ma compagne surnaturelle, jour et nuit bruissante de messages, source où s’abreuver de la connaissance de l’amour et de la mort, puits tourbillonnant de rêves. Je l’effleurai. Elle était à l’agonie. Sur certaines étagères, les doubles rangées paraissaient presque intactes, mais la plus grande part des livres se trouvait éparpillée à terre. Un orage d’obus avait dû faire choir une grêle de livres, un fantastique déferlement, une avalanche qui, en s’abattant, s’était décomposée en mille volumes. Eux aussi souffraient de la guerre. Décousus, déchirés, beaucoup perdaient leurs entrailles.
Il existait donc de par le monde des gens qui parlaient d’amour et qui se permettaient de dire des « choses tendres » ! Évidemment, c’étaient les Français. Il faudrait qu’un Français m’aime un jour et que je l’aime. Curieusement, pourtant, je cherchais mon idole loin de Julien Sorel ou de Fabrice, j’aspirais à un amour fou, mais avec quelqu’un de prévisible, de plutôt « raisonnable », de sûr. J’attendais que l’on me protégeât contre moi-même. Un amour-passion, assorti d’une assurance-fidélité.
Unis par une profonde entente agrémentée d’agacements mineurs, mes parents s’entendaient ainsi jusque dans l’expression de leurs désaccords quotidiens. Jamais je ne les ai vus s’embrasser, ni même s’effleurer la main. Bercée de rêves brûlants, espérant bien un jour être prise dans le tourbillon d’un amour fou, à regarder les adultes proches ou lointains, j’imaginais le mariage comme un rouleau-compresseur des sentiments.
Ma mère s’acclimatait aux saisons avec souplesse. Elle avait le printemps impatient, l’été gai, l’automne optimiste, l’hiver résonnant de Chopin et autres musiques. C’est peut-être vers l’âge de sept ans que j’ai dû entendre chanter pour la première fois Parlez-moi d’amour. Maman était heureuse et belle au piano.
Ma famille vivait dans une perpétuelle bourrasque de mots. Mots caressants ou meurtriers, expansifs et orgueilleux, péremptoires et possessifs, ils m’emprisonnaient tout en m’enrichissant, leurs excès bigarraient nos murs, les épithètes dégoulinaient de nos lèvres comme des pêches trop mûres, les superlatifs renchérissaient les uns sur les autres, tout un délire d’expressions surexcitées nous enivrait. L’absence de mesure me projetait tantôt parmi « les plus aimées au monde », tantôt j’étais « la plus belle des belles de toutes les belles que la terre ait jamais portées », mais aussi bien je pouvais me voir transformée en « celle qui ne réussira jamais dans la vie », « celle dont l’avarice en mots tendres montre une profonde et regrettable absence de sentiments à l’égard des siens »… Pingrerie de mots ? Peut-être la greffe française avait-elle trop bien pris sur cette petite fille née à la littérature. Je me faisais une cagnotte de mots, un balluchon de mots bien à moi, à utiliser un jour à mon gré. Il me fallait mes mots, à ma mesure, et plus je désirais écrire, moins je parlais.
Interview avec Christine Arnothy sur France Culture