C'est « L'énigme de l'arrivée et de l'après-midi » de de Chirico qui est reproduite sur la couverture du livre. le mot « énigme » revient souvent dans les titres des tableaux de cette exposition. Ils sont peints entre 1911 et 1954, la période de la « modernité classique ». La plupart de ces peintres n'étaient pas virtuoses de la peinture dans le sens de la grande tradition française (Delacroix, Courbet, Manet, Monet, Degas Cézanne…) et ne voulaient l'être ! le spectateur est face à la solitude et au silence du monde. Des temples dans une chambre, des meubles dans une vallée et des intérieurs forestiers… Souvent ces peintures sont des rêves prémonitoires des villes dévastées, des catastrophes à venir. Oppressée d'un malaise confus, je me disais que j'avais une autre vision du surréalisme : plus gaie, plus légère, plus lumineuse... Mais finalement, ce livre est comme une traversée, longue et difficile, dont on revient plus fort !
L'exposition réunit dix artistes profondément inspirés par Arnold Böcklin, le peintre « le plus profond poétiquement », et par les idées de
Friedrich Nietzsche et d'
Arthur Schopenhauer.
Nietzsche est beaucoup cité dans ce livre : « Si je voulais secouer cet arbre avec mes mains, je ne le pourrais pas. Mais le vent que nous ne voyons pas le tourmente et le plie comme il veut. Nous sommes le plus durement pliés et tourmentés par des mains invisibles. » (
Ainsi parlait Zarathoustra).
À part les peintres mentionnés dans le titre : de Chirico,
Max Ernst, Magritte et
Balthus,
il y a le groupe italien (
Carlo Carrà,
Giorgio Morandi,
Alberto Savinio, le frère cadet de Giorgio de Chirico, Arturo Nathan), le peintre français
Pierre Roy et le peintre suisse Niklaus Stoecklin. Mais il aurait pu y avoir
Salvador Dali parmi les surréalistes et même André
Derain et beaucoup d'autres…
DE CHIRICO est fondateur de la peinture métaphysique même si plus tard il se convertit à un style néo-classique puis néoromantique et néobaroque. Jusqu'en 1917, il ne cessera de peindre des tableaux à l'apparente simplicité jouant sur des chromatismes sans nuances et des perspectives aberrantes : horizons bas et lointains, éléments architecturaux monumentaux côtoyant au premier plan des objets les plus incongrus (gant, mannequins de couturier, empreinte de poisson ou de coquillage, artichauts, locomotives), désertification des espaces où ne restent que des têtes sculptées, bustes ou statues en pied. C'est un univers où les objets se mettent à faire des signes. Comme il aime le dire, de Chirico compose des « images révélées » à partir d'éléments connus. « L'Inquiétude du poète » (parfois intitulé « L'Incertitude ») compte parmi les
oeuvres les plus représentatives de cette période « métaphysique » : le spectateur rencontre fortuitement un corps de femme, un régime de bananes, des arcades, symboles érotiques, opposés au train en partance et à la représentation du corps féminin par l'intermédiaire d'une statue. Tout cela est censé évoquer une nostalgie d'un rendez-vous manqué. Plusieurs
oeuvres comme « La nostalgie de l'infini », « La tour rouge » sont minutieusement analysées dans le livre.
Le terme du « square italien » chez les critiques d'art apparaît déjà en 1912. Cela ne vient ni de Matisse ni de Picasso ni des impressionnistes. On rencontre des gares ornées d'horloges, tours, statues et grandes places publiques désertes. Des trains de chemin de fer passent à l'horizon et se coupent par le brouillard. C'est étrangement sombre…
Voici une appréciation d'
Apollinaire dans les Soirées de Paris : « L'art de ce jeune peintre est un art intérieur cérébral qui n'a point de rapport avec celui des peintres qui se sont révélés ces dernières années. Les sensations très aiguës et très modernes de M. de Chirico prennent d'ordinaire une forme d'architecture. Voici quelques titres simplifiés pour ces peintures étrangement métaphysiques : L'Énigme de l'oracle, La Tristesse du départ, L'Énigme de l'heure, La Solitude et le sifflement de la locomotive. »
Curieusement, même les peintures parisiennes de de Chirico étaient finalement des
souvenirs italiens et le peintre les définit comme architecture métaphysique !
Un peintre italien vivant alors à Paris,
Ardengo Soffici, qui sera à l'origine des mouvements picturaux d'avant-garde en Italie, écrit en 1914 : « La peinture de de Chirico n'est pas peinture dans le sens que l'on donne aujourd'hui à ce mot. On pourrait la définir, une écriture de songe. Au moyen de fuites presque infinies d'arcades et de façades, de grandes lignes droites, de masses immanentes de couleurs simples, de clairs-obscurs quasi funéraires, il arrive à exprimer, en fait, ce sens de vastitude, de solitude, d'immobilité, d'extase que produisent parfois quelques spectacles du souvenir dans notre âme quand elle s'endort… »
MAX ERNST dont l'
oeuvre se rattache aux mouvements dadaïste et surréaliste est également largement représenté : C'est la
poésie qui triomphe ici jusque dans les titres des tableaux.
« Oedipe roi », une oeuvre majeur qui reflète le thème du complexe d'Oedipe. « Jeune homme chargé d'un fagot fleurissant »
« Rêve d'une petite fille qui voulut entrer au Carmel » (une parodie de la vie de la petite
Thérèse de Lisieux).
« Les hommes ne le sauront jamais »
« Vision provoquée par l'aspect nocturne de la porte Saint-Denis »
« Loplop présente la belle saison »
« Jardin gobe-avions »
« Arbres minéraux-arbres conjugaux »…
Collage, frottage, grattage, les styles et les techniques changent d'une oeuvre à l'autre. On appelle « frottage » la technique où on laisse courir une mine de crayon à papier sur une feuille posée sur une surface quelconque (parquet, chaise cannée ou autre texture) pour faire apparaître des figures anthropomorphes plus ou moins imaginaires. Elle s'apparente à l'écriture automatique des écrivains surréalistes comme Paul Éluard et
André Breton.
Le « grattage » est un grattage du pigment directement sur la toile.
Quand MAGRITTE voit pour la première fois un tableau de de Chirico, il est si ému que certains amis parlent même de larmes. Il s'agit de « le chant d'amour ». le tableau de de Chirico « le cerveau de l'enfant » a aussi profondément influencé l'art de Magritte. Selon Magritte, l'art n'a pas besoin d'interprétations mais de commentaires. Il s'oppose à la convocation de son enfance pour comprendre ses productions. Malgré le suicide par noyade de sa mère, il est resté résistant à la psychanalyse.
Magritte est le peintre de l'abstrait. « Son imagerie se déploie sur des scènes aussi artificielles que dans de Chirico : des intérieurs fermés, souvent sans fenêtre. Des morceaux de mannequins se tiennent ou flottent sans relation dans des espaces souvent ouverts derrière des rideaux ; des statues classiques se cachent dans des gouffres ou sur un bord de mer agité. Vénus est pétrifiée, les mains et les têtes se détachent sur les tables et les plinthes. Les tours plongent dans les abîmes, les bannières flottent. Des silhouettes métalliques percent les corps et les entités, des boules extra-terrestres jaillissent du cadre. Les fenêtres et les portes aveugles évoquent l'isolement total. Les toiles sur les chevalets restent vides, les images dans les images défient toute élucidation. Des silhouettes schématiques - des découpes de papier - obstruent la vue. Les masques remplacent les visages, les sosies prennent le dessus. » (J'ai cité un passage du chapitre consacré à Magritte, par Guido Magnaguagno. Dans ce livre, chaque peintre est commenté par un critique d'art différent.)
Voici les principaux titres de Magritte qui figurent dans le catalogue de l'exposition :
« le brise-lumière »,
« L'épreuve du sommeil »,
« le sens de la nuit »,
« La vie secrète »,
« La condition humaine »,
« le pont d'
Héraclite »,
« La clef des songes ».
J'arrive à
BALTHUS dont l'oeuvre m'a complètement bouleversée.
Sa mère, Elisabeth Spiro (Baladine Klossowska), était artiste peintre aussi et elle avait pour amant
Rainer Maria Rilke. Durant son adolescence,
Balthus rencontre les nombreuses relations de sa mère et de
Rilke qui viennent leur rendre visite :
André Gide,
Maurice Denis, Pierre Bonnard… Plus tard
Balthus entre en contact avec le mouvement surréaliste mais il récuse la notion d'inconscient freudien.
La jeune fille est l'emblème du peintre au même titre que les gares de Delvaux, la pipe de Magritte ou les ready-made de Duchamp. Comme il dit lui-même, « le corps d'une femme est déjà complet. le mystère a disparu. »
J'aime particulièrement les écrits d'
Antonin Artaud qui voit en
Balthus son double : «
Balthus peint d'abord des lumières et des formes. C'est par la lumière d'un mur, d'un parquet, d'une chaise et d'un épiderme qu'il nous invite à entrer dans le mystère d'un corps pourvu d'un sexe qui se détache avec toutes ses aspérités. La technique du temps de David au service d'une inspiration violente, moderne, et qui est bien l'inspiration d'une époque malade où l'artiste qui conspire ne se sert du réel que pour mieux le crucifier. »
L'oeuvre de
Balthus est figurative et méticuleuse. Plutôt que d'imiter Picasso, il est profondément influencé par les peintres de la Renaissance.
Balthus met dans ses tableaux tout ce qui est caché au fond de nous-mêmes, tous les éléments essentiels de l'être humain dépouillé de sa croûte d'hypocrisie !
« La leçon de guitare » (1934) en est un exemple. Il s'agit d'une jeune fille renversée sur les genoux d'une femme, le sein droit sorti de sa chemise. Une main tire les cheveux de l'élève, l'autre lui écarte les jambes. Cette oeuvre célèbre a provoqué d'intenses controverses auxquelles
Balthus répond dans une lettre adressée à son épouse
Antoinette de Watteville : « C'est une scène érotique. Mais comprends bien, cela n'a rien de rigolo, rien de ces petites infamies usuelles que l'on montre clandestinement en se poussant du coude. Ce tableau représente une leçon de guitare, une jeune femme a donné une leçon de guitare à une petite fille, après quoi elle continue à jouer de la guitare sur la petite fille. Après avoir fait vibrer les cordes de l'instrument, elle fait vibrer un corps. »
Quoi de plus fort ?