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EAN : 9782848769844
296 pages
Philippe Rey (05/01/2023)
3.69/5   26 notes
Résumé :
Se peut-il que l’amour s’achève avec la mort ? Persuadés qu’il est au contraire infini, les deux amants Chloé et Corvus font le serment, au Ier siècle, de se retrouver dans la succession d’existences que tout individu, veulent-ils croire, est amené à vivre. Mais sauront-ils se reconnaître sous des apparences différentes, tandis que le hasard les réunit du Moyen Âge jusqu’au XXe siècle, dans la bibliothèque d’un couvent dominicain ; au coeur du quartier juif d’Amster... >Voir plus
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Critiques, Analyses et Avis (8) Voir plus Ajouter une critique
Qui n'a jamais rêvé, une fois le grand amour connu dans une vie, et que l'être cher ait disparu des vivants, de le retrouver dans une vie future sous une autre apparence, mais l'amour intact comme au premier jour ?

Tel est le thème de « Qui tu aimes jamais ne perdras », dans une déclinaison de ce mythe des âmes réincarnées auquel on croirait volontiers.


L'histoire commence dans le prologue à l'époque romaine alors que Chloé, esclave affranchie, amoureuse et aimée de Corvus, poète à l'époque du règne de Néron. Tous deux se produisent devant de riches Romains. Il y est question aussi d'un certain Paul de Tarse qui leur livre l'enseignement d'un certain Galiléen du nom de Khristos, et qui serait miraculeusement revenu d'entre les morts.
Rome brûle. Et Corvus, qui a fui avec Chloé dans une villa amie, revient sur place pour aider les amis qui combattent les flammes. Il ne reviendra pas. Mais les deux amants en sont surs : ils vont se réincarner tous les deux dans le futur.
Mais leurs âmes se reconnaitront-elles ?

La première occasion de se retrouver – et la plus réussie selon moi – se passe au Moyen Age. La belle Haedwig a été envoyée au couvent après que, avec son frère jumeau, ils aient échappé à la vigilance de leurs parents, soient partis en forêt et qu'une bête féroce ayant attaqué leurs chevaux et que son frère ait trépassé. C'est une moniale disciplinée, qui pratique l'art de l'écriture et d'embellir des parchemins, puisqu'elle parle le latin. Arrive un Prédicateur au Couvent. Et comme il prêche bien ! Il élève les coeurs des jeunes moniales, et particulièrement celui d'Haedwig, qui le croise des nuits entières au Scriptorium lorsqu'il conseille ses lectures. Elle n'en parle à personne, même pas à ses meilleures amies pas plus qu'à son confesseur.
Mais vient Pâques et e savant confesseur doit repartir …
Bien plus tard elle recevra un cadeau de cet homme qui lui a ouvert l'esprit et le coeur. Et fera ensuite un songe d'une rivière dans laquelle elle se coulera avec plaisir.

D'autres temps et lieux vont se succéder ensuite.

A Amsterdam, en 1658, une femme va vouloir faire faire son portrait à un peintre qui vient d'être reconnu comme ruiné. Mais qu'importe, c'est de lui qu'elle veut un portrait. Cet homme s'appelle Rembrandt. Et entre le modèle et l'artiste se noue une relation subtile au fur et à mesure des séances de pose, mais aussi des promenades dans Amsterdam.

Nous partirons ensuite dans la province de Nijni-Novgorod en 1795 où Nikolaï Mikhaïlovitch, un jeune homme issu d'une bonne famille, accueille un mystérieux Pèlerin en chemin pour un Monastère. Fasciné par l'homme, il décide sur un coup de tête de l'accompagner dans son pèlerinage. Et c'est un véritable enseignement que le saint homme va lui délivrer au fil du chemin. Mais la fin, des plus surprenantes, ne sera pas celle à laquelle s'attendait le lecteur…

Nous serons ensuite dans le Wessex en 1852. Lorsque l'histoire commence comme un conte de fées, Henry Newcome est un enseignant pauvre de Londres. Mais la fortune lui sourit. Il vient d'hériter d'un superbe manoir d'un mystérieux inconnu dont il n'a jamais entendu parler, à condition qu'il accepte de vivre sur place, dans le Wessex. Aussitôt dit aussitôt fait : il emménage avec sa mère et sa soeur. Et découvre les charmes de la vie à la campagne. Mais aussi les charmes d'une mystérieuse soigneuse de chevaux, qui vit dans la lande proche avec son oncle rebouteux. Une idylle est-elle possible entre deux êtres si différents ?

Enfin nous irons sur le front de la Première Guerre Mondiale en Octobre 1918. Nous y trouverons Marcel, le jumeau de Lily, qui entend l'appel secret de sa jumelle, et demande à son Officier une permission pour la rejoindre. Commencera une curieuse aventure où il trouvera pêle-mêle une maison abandonnée, un chien qui sait trouver son chemin parmi les décombres, et d'étranges rêves qui parachèveront l'aventure de Marcel jusqu'à da destination finale.

L'écriture de Nathalie Bauer est très belle. Traductrice de l'Italien, on sent qu'elle à coeur de peaufiner son vocabulaire et de l'adapter au contexte historique qu'elle dépeint. On s'amuse à rechercher des traces du style des Soeurs Brontë ou de Dostoïevski,
« Quem diligis numquam perdes », ou « qui tu aimes jamais ne perdras » : une maxime que l'autrice décline sous toutes ses formes, sous le signe d'une spiritualité bien vivante.
C'est très réussi. Et très plaisant à lire. Et bien tentant de croire à ce mythe des âmes qui se retrouvent par-delà la mort. Mais qui déjà nous incite à la rêverie par la grâce de l'écriture, à l'image du paragraphe final : « Car, j'en ai l'intime conviction, que nous dormions, menions notre vie de tous les jours, vaquions à nos occupations, bavardions avec nos compagnons ou écrivions de la fiction, nous ne faisons que produire du rêve ». Et nous, lecteurs, nous vous suivons.
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Six romans en un

Quelle prouesse! Nathalie Bauer a réussi le tour de force de raconter six histoires situées à des époques différentes en changeant à chaque fois de style. le tout rassemblé autour des forces de l'esprit. Érudit, ensorcelant, magnifique!

C'est l'égide de Sénèque et avec Chloé, esclave affranchie, que s'ouvre ce superbe roman. Nous sommes à l'époque de Néron, au moment où les apôtres commencent à diffuser la pensée chrétienne. Chloé est musicienne et rencontre un soir Corvus, qui entend percer avec sa poésie satirique. En s'entraidant, ils vont réussir à développer leur art et leurs connaissances, de plus en plus conscients de la puissance des forces de l'esprit.
C'est cette même puissance qui va entraîner Haedwig dans son couvent de la contrée de Winterthur en 1322. La jeune fille y est cloîtrée après un accident de cheval qui a coûté la vie à son frère. Au fil des ans, elle parvient à s'émanciper de son travail de copiste pour se frotter aux idées qu'elle calligraphie, mais aussi à celles qu'un prédicateur vient leur dispenser.
L'ambiance à Amsterdam, en 1658, est beaucoup plus frénétique. La cité, qui vit son âge d'or, est désormais la première puissance commerciale au monde. On y suit Isabel Gomez, la riche épouse d'un marchand juif, au moment où elle se rend chez Rembrandt pour que l'artiste la portraitise. de leurs échanges, la jeune femme sortira forte de nouvelles convictions et d'un message que l'artiste a subrepticement placé sur le ruban qu'il a fait figurer en bas de sa toile: Quem diligis numquam perdes, soit en langue vulgaire: «Qui tu aimes jamais ne perdras».
C'est en 1795 dans la région de Nijni Novgorod que se poursuit le roman, au moment où un pèlerin vient demander l'hospitalité sur sa route qui le mène auprès d'un starets qui doit l'éclairer. Nikolaï Mikhaïlovitch, le fils de l'aristocrate chez lequel le visiteur a débarqué, est subjugué par cet homme ayant choisi de se dépouiller pour mieux accueillir les idées nouvelles et décide de le suivre dans son périple. Mais la contrée n'est pas sûre et, au moment de toucher au but, les hommes sont attaqués par des bandits.
Pour le dernier récit, nous nous dirigerons dans la campagne anglaise, et plus précisément dans le Wessex en 1852. Henry vient d'apprendre qu'il héritait d'une petite fortune, un manoir et une immense exploitation agricole. Un peu à regret, il quitte Londres, son métier d'enseignant et de journaliste et part prendre possession de son héritage en compagnie de sa mère et de sa soeur. Quand l'un de ses chevaux se brise la cheville, on fait appel à une rebouteuse, Drusilla Trendle. Qui va sauver l'animal et bouleverser Henry. Dès lors, il n'aura qu'une envie, se rapprocher d'elle.
C'est aussi un appel pressant auquel va répondre Marcel dans sa tranchée de la Hunding-Stellung. Persuadé que Lily le réclame, il déserte le front et retourne chez lui. Au terme du voyage, il va comprendre le caractère très particulier de son intuition.
Si ce roman tient du prodige, c'est d'abord parce qu'il rend un double hommage à la littérature. Chaque histoire y est racontée avec un style différent. On y retrouve par exemple la patte des soeurs Brontë ou le souffle d'un Dostoïevski. Et le lien entre ces histoires, c'est à chaque fois l'idée que l'esprit défie le temps dès lors que les mots sont posés sur le papier. «Copier et recopier les oeuvres, relater leur existence» leur conférera l'immortalité. Ajoutons qu'à ce brillant exercice de style vient s'ajouter une éblouissante plongée dans les tréfonds de l'âme. Il n'y a alors qu'à se lancer porter et transporter...



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Un roman ? Six nouvelles ? le doute est permis.
Le prologue qui ouvre ce roman nous rapporte l'amour de Chloé et de Corvus sous le règne de Néron. Elle est musicienne, lui est poète. Ils se sont fait un serment. Si, comme ils veulent le croire, à la mort l'âme transfuse dans un autre corps, Corvus promet de chercher et de retrouver Chloé.
1322, Töss, monastère en Suisse : une moniale, copiste passe ses nuits à la bibliothèque. Un soir, elle y rencontre un prédicateur de passage.
1658, Amsterdam : l'épouse d'un riche marchand se sait malade et commande à Rembrandt son portrait.
1795, Province de Novgorod : le jeune fils d'un aristocrate s'entiche d'un pèlerin de passage et convainc sa mère de lui permettre de le suivre quelques jours dans son périple.
1852, Wessex : un professeur londonien hérite d'un domaine. L'accident d'un cheval conduit une rebouteuse pour animaux chez lui.
1918, dans le Nord de la France à la veille de l'armistice : un soldat demande à son officier de quitter le front pour se rendre auprès de sa soeur jumelle. Lilly lui a lancé « un appel ».
Chaque histoire pourrait paraitre indépendante des autres s'il n'y avait le prologue qui nous donne une piste à suivre.
Cette impression est accentuée par le style, le ton particulier de chacune. Nathalie Bauer réalise l'exploit de proposer une syntaxe, un lexique propre à chaque période et donne donc une voix singulière à chaque narratrice/teur. En effet, les récits sont pris en charge à part égale par des femmes, des hommes.
Pourtant il y a un lien, tenu certes mais…

Et l'épilogue est là pour nous rappeler le pouvoir de la littérature.
Le temps, l'espace. Quelle importance !
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« Une nuit, j'invoquai également les textes de Pythagore et de Sotion que j'avais lus à Nomentum. « Si nulle âme ne périt ni ne cesse d'agir, sauf dans le moment où elle se transfuse dans un autre corps, dis-je, alors nous renaîtrons à une nouvelle vie sous une autre forme. Mais crois-tu que nous nous retrouverons, toi et moi?
Et, si tel est le cas, crois-tu que nous nous reconnaîtrons? »
Corvus rit avant de répondre: « Pour ce qui est de moi, je te reconnaîtrai, bien sûr. Je te reconnaîtrai au premier coup doeil, j'en suis certain. Comment pourrais-je toublier, ma bien-aimée? Partout où j'irai, je te chercherai et je te retrouverai. » Puis, comme je l'en priais, il m'en fit le serment. »

Qui tu aimes jamais ne perdras, Nathalie Bauer @editions_philippe_rey

Comment évoquer ce livre? Comment traduire en mots toutes les émotions qui nous traversent à sa lecture? Fascination, envoûtement, charme… les mots sont faibles car l'enchantement dépasse le simple cadre de la littérature et transcende le pouvoir des mots!

Oui, c'est cela: ce livre transcende la réalité, le pouvoir des mots!

« … car, j'en ai l'intime conviction, que nous dormions, menions notre vie de tous les jours, vaquions à nos occupations, bavardions avec nos compagnons ou écrivions de la fiction, nous ne faisons que produire du rêve. »

Ce livre est un rêve éveillé, un espoir fou devenu possible… renaître et s'aimer, au-delà du temps, de l'espace…

Présenté comme cela, cette idée semble un peu mièvre, et pourtant ce roman est sublime de beauté, de foisonnement et d'imagination…

Chloé et Corvus, les deux protagonistes initiaux qui vivent à Rome au temps de Néron, se retrouvent à travers les âges mais à chaque fois d'une manière différente et parfois surprenante…

« - Qui es-tu? N'étais-tu pas une biche il y a peu? Et comment sais-tu mon nom?
- Je suis une roussalka, je connais toute chose, contrairement à vous autres êtres humains. Et je prends l'apparence qui me sied autant de fois que cela me plaît.
- D'où viens-tu?
- du pays de l'onde. »

Je ne peux en dire plus au risque de gâcher la surprise et le plaisir de découvrir chaque époque et chacun des protagonistes…

L'écriture est incroyable, elle s'adapte au style littéraire du temps et du lieu… elle envoûte, emporte, fascine, émerveille tout à la fois!

« Au bas de la peinture, cachés dans un repli du manteau, sur ce qui m'est d'abord apparu tel un ruban, on peut lire en tournant la tête les mots: Quem diligis numquam perdes, soit en langue vulgaire: « Qui tu aimes jamais ne perdras ». A qui s'adresse donc cette phrase? »

Chaque époque est comme une histoire à part, une voix, une mélopée, un sortilège, une magie de poésie…

« … moi, je dirais que Drusilla Trendle n'a rien d'une sorcière: elle évoque plutôt une prêtresse, ou, mieux, une déesse, sous le charme de laquelle je suis tombé. »

Et moi c'est sous le charme de ce livre que je suis tombée… envoûtée par la magie du récit tout comme par la richesse de la plume… enchanteresse ✨

Et je remercie ma chère Joalie @joalie.donc.je.suis qui m'a fait découvrir cette merveille que je désire de tout coeur faire découvrir à mon tour à bon nombre d'entre vous…

« Quem diligis numquam perdes » 💛
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Si l'idée d'âmes soeurs se retrouvant tout au long de leurs vies me plaisait, je reconnais avoir vite décroché à cause de la plume. Celle-ci est très travaillée, avec du vocabulaire riche et d'époque, tandis que les phrases sont parfois très longues. Lisant surtout le soir pour me reposer, cet ouvrage m'a souvent donné du fil à retordre avec sa narration. de ce fait, j'ai rapidement boudé mon plaisir, jusqu'à le lire en diagonale. Pour autant, le concept est intrigant et on a l'impression de lire plusieurs récits en un. Nul doute que ce titre trouvera son public.
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critiques presse (2)
LeFigaro
21 mars 2023
La belle histoire de deux amants qui se retrouvent du Moyen Âge jusqu’au XXe siècle.
Lire la critique sur le site : LeFigaro
LeMonde
27 février 2023
Deux amants à travers la mort et les siècles. A un signe, une connivence, ils se reconnaissent. Un roman en subtil miroir du temps.
Lire la critique sur le site : LeMonde
Citations et extraits (14) Voir plus Ajouter une citation
(Les premières pages du livre)
Prologue
I. Ici commence l’histoire de Chloé, affranchie, et de Marcus Valerius Corvus, citoyen romain, contée par la première afin que perdure le souvenir de leur vie commune. Toi qui t’apprêtes à la lire, sois indulgent ; si je vis encore, ne me cherche pas querelle : je n’ai point l’ambition d’égaler nos littérateurs, qu’ils soient petits ou grands. Si, en revanche, je ne suis plus, dispense ma mémoire de tes sarcasmes. Ouvre plutôt les portes de ton esprit, transporte-toi par la pensée en la sixième année du règne de Néron, où tout a débuté, dans cette cité de l’Empire que ses habitants ne se soucient guère de nommer, comme si elle était l’unique au monde, représente-toi ses sept collines, en particulier l’une d’elles qu’on appelle l’Aventin et, à son sommet, la demeure d’un patricien – Maximus, le fils de mon ancien patron, si tu tiens à connaître son nom. Car c’est chez lui que tout s’est noué, plus exactement dans le triclinium où j’avais coutume de m’exhiber au cours d’un intermède, comme c’est souvent le cas lors des dîners auxquels il convie ses amis et ses clients.

II. Ce jour-là des équilibristes avaient d’abord égayé l’assemblée en sautant dans des cercles enflammés, suivis par des danseuses qui se prétendaient originaires de Gadès et ne l’étaient sans doute pas. Les remplaçant sur l’estrade, j’avais comme à l’accoutumée déroulé à la cithare les airs et les chants qui avaient bâti ma renommée et que Maximus, je le dis sans vantardise, ne se lassait pas d’écouter depuis l’époque où son père m’avait achetée – je devais avoir dix-sept ans –, aimée et bien traitée, puis affranchie par une nuit où il avait cru mourir de maladie. J’achevais ma prestation quand un jeune homme au teint mat et aux cheveux très noirs s’approcha ; planté devant moi, au pied des marches, il m’observa un moment avant de me demander si je pouvais avoir l’obligeance de rester à ma place.

III. Montrant les tablettes qu’il avait à la main, il m’expliqua ensuite qu’il allait lire des poèmes de sa composition. « Des poèmes satiriques, précisa-t-il. Je te serais reconnaissant de bien vouloir les agrémenter de quelques notes de musique. Acceptes-tu ? » Puis, comme si la mémoire lui revenait soudain : « Je me nomme Marcus Valerius Corvus. » Il garda la mine sombre tandis que je me présentais à mon tour, et je pensai qu’il redoutait le jugement que les clients et les amis de Maximus formeraient à propos de ses vers. J’aurais voulu l’inviter à ne pas s’en soucier, à ne songer qu’à son art, mais rien, pas même l’expérience que j’avais de cette sorte d’exhibitions durant lesquelles le plaisir des libations et des mets l’emportait sur toute autre chose, ne m’autorisait en ce moment précis à lui livrer le moindre conseil. Je ne me doutais pas que, par mon acquiescement, je scellais aussi notre future association.

IV. Oui, car, au terme de cette cena, il tint à me raccompagner au logement que j’occupais à flanc de colline, alors qu’il habitait lui-même bien plus loin, dans la VIe région, m’apprit-il. Et, pendant que nous marchions – j’avais décliné sa proposition de porter ma cithare, me contentant de lui en confier le baudrier –, il voulut m’ouvrir son cœur, fort affligé par la froideur que l’assistance avait réservée à ses poèmes. Il me raconta qu’il avait quitté sa Bétique natale quelques mois plus tôt pour tenter sa chance dans la capitale de l’Empire, suivant en cela l’exemple de l’illustre Lucius Annaeus Seneca, originaire comme lui de Cordoue. Le philosophe et son neveu, le poète Marcus Annaeus Lucanus, avaient eu du reste la bonté de l’accueillir à son arrivée, ajouta-t-il, et il comptait sur leur amitié pour l’introduire à la Cour où ils se mouvaient à leur aise, l’un étant le conseiller du Prince, l’autre son ami depuis l’enfance.
Remarquant le sourire qui m’échappait, il me pria de lui en dire la raison ; or il m’eût fallu, pour cela, souligner sa naïveté, curieusement développée chez un homme de son âge – il avait vingt-deux ans – et peut-être responsable du peu de succès que rencontraient les vers qu’il composait à l’enseigne de la satire, ce dont je n’avais point envie.

V. Pour une raison que j’ignore, je l’avais toutefois déjà pris en amitié et je répondis volontiers à ses questions, d’autant que j’étais satisfaite de la vie qui était la mienne depuis que je tirais directement profit de mes multiples talents après en avoir fait bénéficier contre mon gré le souteneur auquel le père de Maximus m’avait achetée. Il poussa une exclamation en m’entendant nommer Antioche, la ville de Syrie où j’étais née, et se montra déçu que j’en eusse peu de souvenirs, ce qui était pourtant normal, puisque j’en avais été arrachée dans l’enfance. Cependant je me trahis en lui livrant trop de détails et il lui fut facile de comprendre que j’étais son aînée de plusieurs années, différence non négligeable chez une femme ordinaire et davantage chez une courtisane. Entre-temps nous avions atteint mon logis, et je l’invitai à me suivre : il savait maintenant qu’on m’avait enseigné, peu après mon arrivée dans la Ville, non seulement la musique et la danse, mais aussi l’art d’aimer.

VI. Nous ne dormîmes guère cette nuit-là, que nous passâmes en partie à nous étreindre, en partie à deviser. Je m’enhardis à lui dire en effet que, si ses épigrammes n’avaient pas obtenu le succès désiré, c’était sans doute parce qu’elles manquaient du mordant nécessaire. « Comment cela ? » s’exclama-t-il en se redressant, preuve que ma réflexion l’avait piqué. Je lui distribuai alors quelques caresses et, grâce à l’excellente mémoire dont j’ai toujours joui, lui donnai des exemples, au mot près, de ce qu’il avait lu et de ce qu’il aurait été plus inspiré d’écrire. Il se dérida peu à peu et, comme je multipliais les vers, en vint même à éclater de rire. « Où as-tu entendu ces poèmes ? interrogea-t-il enfin. Par Pollux, ils sont excellents ! Je veux m’entretenir avec leur auteur dès que possible. » Je souris en mon for intérieur avant de répondre : « Il n’y a là rien de plus facile. Il est ici, devant toi. »

VII. Il lui fallut un certain temps pour se résoudre à l’évidence, ce qui se produisit lorsque j’eus improvisé des vers où figuraient nos prénoms, ainsi que des détails particuliers glanés au cours de nos ébats. Pourtant, dès que je les eus prononcés, le silence s’abattit sur la chambre à la place des cris d’admiration qu’une telle révélation eût à mon humble avis mérités. Sans me démonter, j’expliquai que ma fréquentation des hommes m’avait offert une longue liste de leurs manies visibles en public comme en privé, au point que j’avais décidé de les dépeindre, à mon seul usage, par les mots railleurs ou osés qu’il avait entendus. Corvus parut réfléchir un moment, ce que l’obscurité m’empêchait toutefois de vérifier, puis il me demanda l’autorisation de consulter mes tablettes une fois le jour venu.
« Quand le jour se fera, répondis-je, tu verras de tes propres yeux qu’il n’y a pas une seule tablette dans ce logis. Les vers que j’ai déclamés reposent dans l’écrin de ma mémoire, d’où je les tire et où je les range à loisir. » C’est ainsi que je lui proposai un marché : « Je te réciterai tous mes poèmes, anciens et récents, mieux, je t’autoriserai à les utiliser pour ton propre compte à la condition que tu m’enseignes l’art de lire et d’écrire. » Ce pacte devait être à son avantage, parce qu’il l’accepta sur-le-champ ; il multiplia ensuite les caresses et voulut reprendre nos jeux.

VIII. Notre projet fut mis à exécution sans délai, en dépit des obligations que Corvus affrontait une bonne partie de la journée. Car, s’il était issu de la même province que le grand Sénèque, il avait un rang bien moins élevé, ce qui l’obligeait à courir dès le point du jour de patron en patron pour recevoir les sportules et tenter d’obtenir, à la faveur de l’inclination que Néron professait pour les arts, le soutien dont d’illustres poètes avaient bénéficié sous le règne d’Auguste. Après avoir gravi et dévalé les pentes de l’Aventin, du Caelius, de l’Oppius ou des Esquilies, il poussait parfois jusqu’à la porte Colline, le Janicule et autres régions éloignées, pour retourner dans le centre de la Ville et recommencer, ce qui l’épuisait malgré sa jeunesse. En effet, ses visites ne se résumaient pas à l’habituelle salutation matinale : il se voyait contraint d’apparaître aux côtés de ses divers patrons à toutes sortes de cérémonies, aussi bien publiques que privées, ou encore aux bains, et, pour leur plaire, de consacrer des vers à des événements ou des êtres si insignifiants que c’en était humiliant.
« Comprends-tu ce que cela signifie ? Je n’ai jamais assez de temps pour rimer comme il se doit ! » se plaignait-il, avant de se pencher sur mon épaule et de m’indiquer en soupirant comment manier efficacement le stylet et retranscrire dans la cire des tablettes les vers que je lui livrais. Et quand l’impatience le gagnait, il ajoutait, mauvais : « Pourquoi tiens-tu donc tant à lire et à écrire ? Tu sais compter, cela te suffit bien ! » Il n’en était rien : l’écriture m’apporterait bien plus que le calcul, je le savais. Mais je ne me formalisais pas de ses éclats : étant d’un naturel aimable, il les regrettait très vite et me couvrait alors de baisers. La poésie agissait, elle aussi : pareille à un philtre, elle tissait de mystérieux liens entre nos cœurs et suscitait dans nos esprits assez d’émulation pour que nous trouvions du plaisir à composer des vers ensemble tout en buvant du vin miellé.

IX. Lorsque j’eus recouvert de poèmes un nombre suffisant de tablettes, nous décrétâmes qu’il convenait d’en donner une lecture publique. Celle-ci eut lieu dans une salle attenante au portique d’Octavie, garnie par nos soins de banquettes et de sièges de location ; il avait également fallu payer et rédiger les invitations où figuraient des vers choisis pour l’occasion, engager quelques individus de bel aspect – non les misérables « mangeurs de bravos » h
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Il pousse une sorte de soupir et : « Oh, je me défie de ce monde, qui divise et limite toute chose. Je suis de ceux qui croient en un seul et même Dieu pour tous, un Dieu qui est Esprit, donc infini. Et qui est aussi la Vie même, son principe, raison pour laquelle tout ce qui est vivant participe de sa nature. Ce Dieu est trop vaste pour l’entendement des hommes, trop vaste pour les ministres des religions, qui se bornent dans leur majorité à mettre en scène des rituels, à dispenser des préceptes et des règles, à décréter ce qu’il faut faire et ce dont il faut se garder, ce qui est bien et ce qui est mal, condamnant là où il nous est demandé de ne point juger, pas même en pensée. Pharisiens ! Idiots ! Que savent-ils du Bien ? Le Bien de Dieu, j’en suis convaincu, n’est point le Bien de l’homme …. »

(Propos prêtés à Rembrandt dans la nouvelle "Amsterdam, 1658")
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Une beauté, Une chasseresse, Telle est donc celle que le peintre a vue derrière mon apparence? Tandis que, tout à la surprise, je fais réflexion, une particularité attire encore mon attention. Au bas de la peinture, cachés dans un repli du manteau, sur ce qui m'est d’abord apparu tel un ruban, on peut Lire en tournant la tête les mots: Quem diligis numquam perdes, soit en langue vulgaire: «Qui tu aimes jamais ne perdras». À qui s'adresse donc cette phrase? À ceux qui verront la peinture après moi, aux membres de ma famille, afin qu’ils ne m'oublient pas, une fois que j'aurai péri? Ou plutôt à ma personne? Et si c'est à ma personne, est-ce lui,
Rembrandt van Rijn, que je ne perdrai jamais? Croit-il donc que nous nous reverrons un jour, malgré son refus dernier de me recevoir? Le veut-il? Est-ce par conséquent une promesse? Les doigts pressés contre mes lèvres, je pleure et je ris tout à la fois. p. 120-121
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Adonc, laissant la salle, je courais en le chœur chercher le confort du Seigneur et en oraison me mettrais. Or si les larmes à mes yeux montaient, plus joie elles ne disaient : de tristesse coulaient, chose qui n'advenait plus depuis le temps qu'au manoir de nos parents j'avais été ôtée. Oui, sur ma robe les pleurs descendaient, mon frère, et pas en l'Eglise seulement, au scriptorium aussi pendant qu'un livre je copiais, parce que, malgré honte et angoisse, point ne pouvais les arrêter. Et quand Tude, ayant le coeur tendre vers moi, m'accolait et m'embrassait, mourir aurais-je voulu, tant la honte m'envahissait.
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Se peut-il que l'amour s'achève après la mort ? Persuadés qu'il est au contraire infini, les deux amants Chloé et Corvus font le serment, au 1er siècle, de se retrouver dans la succession d'existences que tout individu, veulent-ils croire, est amené à vivre. Mais sauront-ils se reconnaître sous des apparences différentes, tandis que le hasard les réunit du Moyen Âge jusqu'au XXe siècle, dans la bibliothèque d'un couvent dominicain; au coeur du quartier juif d'Amsterdam; parmi les forêts des environs de Nijni-Novgorod; sur la lande du Wessex; ou encore à proximité du front au cours de la Première Guerre mondiale.
Ce voyage à travers les siècles, qui emporte le lecteur, est aussi un puissant hommage à l'amour tantôt charnel, tantôt spirituel, ou encore fraternel, que connaissent les deux personnages principaux de rencontre en rencontre. Tout en abordant sur le mode romanesque le thème de la transmigration des âmes, Qui tu aimes jamais ne perdras offre, au fil de ces histoires qui n'en forment qu'une, à la fois des variations stylistiques inattendues et un vibrant éloge de la littérature, du rêve et du pouvoir de l'imagination.
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Entretien mené par Gérard Meudal Dans le cadre du Festival Italissimo 2024
Comment saisir l'essence et les contradictions de notre époque ? Mario Desiati et Fabio Baca, deux des meilleurs écrivains de leur génération, s'y essayent avec bonheur. Les Irrésolus de Desiati, lauréat du prestigieux prix Strega, explore les questionnements et le désir de vivre de Claudia et Francesco, deux expatriés en quête d'appartenance, d'acceptation de soi et d'amitiés durables. En parallèle, Nova de Fabio Bacà, finaliste des Prix Strega et Campiello en 2022, suit Davide Ricci, neurochirurgien respecté, confronté à un événement inattendu qui dévoilera les pulsions latentes et le côté le plus sombre de chaque membre de sa famille. Deux oeuvres intimes et puissantes qui plongent le lecteur au coeur des questionnements existentiels, de la recherche de soi, et confrontent les aspects les plus complexes de la condition humaine.
À lire – Fabio Bacà, Nova, traduit de l'italien par Nathalie Bauer, Gallimard, 2024 – Mario Desiati, Les Irrésolus, trad. de l'italien par Romane Lafore, Grasset, 2024.
Son par Adrien Vicherat Lumière par Patrick Clitus Direction technique par Guillaume Parra Captation par Marilyn Mugot
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