Mikhaïl Boulgakov a terminé la rédaction des « Oeufs fatidiques » en octobre 1924. La nouvelle a été publiée dans la revue littéraire Niedra en Février 1925. Elle a ensuite été éditée dans le premier livre de l'auteur, un recueil de
nouvelles intitulé « Endiablade ». Il faut souligner l'importance de ces publications pour un auteur dont l'existence et la création ont été constamment brimées par la censure des autorités soviétiques et qui, de son propre aveu, écrivait pour « son propre tiroir ».
Le diable n'est jamais loin: apparitions mystérieuses, personnages méphistophéliques, succession effrénée et insensée d'évènements… Nous retrouvons bien les ingrédients du fantastique chers à
Boulgakov . Mais les « Oeufs fatidiques » sont avant tout un récit de science-fiction dans la lignée directe de
H.G. Wells.
Boulgakov fait explicitement référence au roman « Place aux géants » dans son texte et en adapte la trame.
Ce récit rédigé en 1924, débute quatre années plus tard, dans un Moscou qui a passé le plus dur des épreuves de la guerre civile (logement, famine, chauffage, pénuries) et semble vivre dans une nouvelle opulence. le lecteur sarcastique peut noter que cette prospérité est l'élément fictif le plus incroyable du récit. Persikov, le personnage principal, est un éminent zoologiste, spécialiste des amphibiens. C'est un Professeur Nimbus au physique singulier. Il dirige un Institut qui retrouve sa grandeur passée après les pénuries des années de guerre. Dérangé au cours d'une expérience , le professeur découvre par hasard les effets d'un rayon rouge sur des amibes en culture. Les amibes se reproduisent rapidement et font preuve d'une agressivité inhabituelle. Il parvient à recréer le rayon en fabriquant des chambres noires et le teste avec succès sur des grenouilles. Là aussi, les résultats sont prodigieux : la reproduction et la croissance sont accélérées. La nouvelle de la découverte va s'ébruiter dans un Moscou enivré par une activité enthousiaste. Persikov va recevoir la visite de journalistes mais aussi d'un espion. Dans le même temps, les poulaillers du pays sont décimés par une maladie mystérieuse. L'épidémie est si virulente qu'elle conduit à une extinction complète de tous les poulets de la Russie soviétique, étonnamment circonscrite aux frontières du pays. Rokk, dont le nom en russe signifie « destin », voit dans l'invention de Persikov la solution pour réintroduire à grande échelle les volailles. Il obtient du gouvernement l'autorisation de confisquer les chambres noires et de les transporter au sein du Sovkhoze qu'il dirige, « le rayon rouge », alors même que Persikov lui a précisé que l'expérimentation n'était pas achevée. L'empressement passant devant la prudence, Rokk va être l'initiateur d'une véritable catastrophe….
Boulgakov, conscient que l'histoire déplairait aux autorités, a écrit dans son journal : «Est-ce une satire? Ou un geste provocateur? ... Je ai peur que je pourrais être transporté hors ... pour tous ces exploits héroïques. » Il est même surprenant que la nouvelle ait été publiée. 1924 est une année charnière :
Lénine vient de mourir, Staline installé dans une direction collégiale écarte peu à peu ses opposants et ses rivaux.
Boulgakov utilise son ironie pour évoquer des événements tragiques comme le communisme de guerre ou lorsqu'il parle de la veuve d'un prêtre « décédé de contrariétés antireligieuses ». Nous sommes très loin des récits de
Nikolaï Ostrovski…
Il est aussi possible d'interpréter la nouvelle comme une satire de la jeune République soviétique :
Lénine et Persikov se ressemblent, et le rayon rouge, idée brillante tant qu'elle est circonscrite dans un laboratoire, développée et non maîtrisée, sème la mort et la désolation dans toute la Russie… Cette nouvelle a été publiée et a été lue par les apparatchiks littéraires qui ont bien compris que l'auteur n'entrait par dans le cadre de ce qui sera prochainement appelé « le réalisme socialiste ». S'il ne sera ni interné, ni déporté,
Boulgakov sera dans les années qui viennent suivi par le Guépéou et sera presque systématiquement censuré.
A noter aussi : dans la nouvelle,
Boulgakov règle ses comptes avec le milieu théâtral (il le fera également dans deux de ses romans non publiés :
le roman théâtral et
le maître et Marguerite) : il raconte la mort d'un célèbre metteur en scène, personnage réel et toujours en vie en 1924, qu'il imagine écrasé par la chute d'acteurs nus au cours d'une adaptation avant-gardiste d'une pièce de
Pouchkine...
Récit de science-fiction sur les dangers d'une "science sans conscience" ou satire antisoviétique sur la peste rouge? A vous d'interpréter ce texte. Je vous le conseille si vous avez déjà croisé le sieur
Boulgakov et apprécié sa manière de tirer le diable par la queue, ses élucubrations apocalyptiques, son ironie ravageuse et ses tacles "les deux pieds décollés" sur le terrain des équipes d'Union Soviétique de littérature et de théâtre .