Ce tome comprend une histoire complète et indépendante de tout autre. Il a pour l'objet l'histoire du jeu Tetris d'un point de vue économique et politique, sous forme d'une bande dessinée de 249 pages, initialement parue en 2016, écrite, dessinée, encrée et mise en couleurs par
Box Brown (Brian Brown de son vrai nom) qui a également assuré le lettrage. Il utilise une inique couleur en plus du noir et blanc : jaune vif.
Box Brown est également l'auteur de Andre the Giant: Life and Legend, la biographie d'Andre Roussimoff.
La lecture commence avec 2 bustes en médaillon sur une page à fond noir : celui d'Alekseï Pajitnov et celui de Vladimmir Pokhilko, 2 collègues à l'Académie des sciences de l'URSS. Ils papotent en sortant du boulot. Une fois séparés, la discussion trotte encore dans la tête de Pajitnov qui pense à la fonction de l'art et du jeu dans la civilisation humaine. Il pense à leur représentation dans la grotte de Lascaux, à la manière dont les jeux et l'art peuvent s'amalgamer dans le sport. Sa réflexion passe au jeu de Senet, un jeu de table datant de l'époque prédynastique de l'Égypte ancienne. La narration évoque comment les jeux de l'esprit activent le cortex préfrontal, le siège de différentes fonctions cognitives dites supérieures.
Le deuxième chapitre s'ouvre avec un unique médaillon sur un page noire, celui de Fusajiro Yamauchi, le fondateur de l'entreprise Nintendo, celle qui fabriquait des jeux de carte de type Hanafuda. C'est son arrière-petit-fils Hiroshi Yamauchi qui sera à la tête de cette entreprise de 1949 à 2005, et qui embauchera Gunpei Yokoi, futur inventeur de la console portable Game Boy. Il reste encore à présenter quelques personnages essentiels dans l'histoire du développement de l'industrie des jeux vidéo, avant d'arriver à la page 70, et à l'invention de Tetris par Alekseï Pajitnov en 1985, à Moscou. le récit peut alors raconter l'histoire de sa diffusion jusqu'à nos jours.
Mais que peut-il y avoir à raconter sur Tetris, un jeu dont tout le monde a au moins au minimum entendu parler ? le lecteur découvre un ouvrage à la couverture intrigante, plus conceptuelle que narrative avec les tétraminos en train de tomber (mais en diagonale), et ce qu'il suppute être son créateur. Il le feuillette rapidement et voit ce jaune sans concession qui vient apporter un peu de variété à des dessins un peu austères. Il ne s'agit donc pas d'une belle bande dessinée avec des dessins léchés, mais d'une narration visant l'efficacité avec les capacités techniques limitées de l'auteur. de prime abord, ces dessins ont une apparence un peu naïve, l'auteur n'étant pas un grand dessinateur. Les visages sont représentés de manière simpliste, avec quelques caractéristiques pour les différencier comme leur forme et la coupe de cheveux. Les yeux sont souvent représentés par des gros points noirs et la bouche par un ovale distordu, sans représentation des dents. La forme humaine apparaît de manière globalement correcte, même si les mains peuvent être trop petites par rapport au reste du corps. Les vêtements sont diversifiés en fonction des personnes et du climat, mais représentés eux aussi de manière simple.
L'ambition de l'auteur est de raconter l'aventure commerciale, économique et politique du jeu, depuis sa conception jusqu'à son omniprésence sur tous les supports possibles. Il doit donc souvent représenter des individus en train de parler en face-à-face ou au téléphone. Force est de constater que la mise en scène évite toute forme d'enfilade de cases avec uniquement des têtes en train de parler. Si les dessins sont un peu naïfs, la conception de la mise en page et de la mise en scène utilise avec intelligence les possibilités offertes par la bande dessinée, en montrant des individus différents, ce qu'ils sont en train de faire, où ils se trouvent, les personnes qui les entourent, etc.
Box Brown alterne avec intelligence les dialogues et les courtes cellules de texte pour donner des informations et s'assurer que sa narration reste intelligible. Il varie régulièrement les points de vue sans que le rythme de lecture n'en devienne syncopé. de séquence en séquence, le lecteur peut voir des endroits aussi variés que la pièce de travail commune de l'Académie des sciences de l'URSS, une paroi de la grotte de Lascaux, un palais de l'Égypte antique, un atelier de peinture de jeux de carte illustrés, des individus dans des transports en commun ferrés, des avions de ligne, un yacht privé, des arcades avec des bornes de jeu, des bureaux administratifs, des salles de réunion très soviétiques, etc.
Les pages ne présentent donc pas d'uniformité rebutante dans ce qui est représenté. Elles donnent à voir les personnages évoluant dans des environnements distincts, spécifiques de la région du monde dans laquelle ils se trouvent. Elles ne présentent pas non plus de dimension touristique du fait du faible niveau d'information visuelle découlant de cette forme de simplification. le lecteur perçoit des informations d'une autre nature, à commencer par l'évocation d'une technologie datée, celle des années 1980 et du début des années 1990. Les dialogues et les cartouches de texte nomment ce qui est montré, mais le lecteur qui a vécu ces années retrouve bien les télécopieurs volumineux de l'époque, les jeux d'arcade, l'incroyable avancée que furent les consoles portables avec un seul jeu comme celles des Game and Watch. Les lecteurs plus jeunes pourront s'étonner que les générations précédentes aient été cantonnées à s'amuser avec de telles vieilleries.
Box Brown prend donc soin de montrer Alekseï Pajitnov à l'oeuvre dans les locaux de l'Académie des sciences de l'Union des Républiques Socialistes Soviétiques, dès la séquence d'ouverture. le lecteur est ainsi accroché par la dimension humaine du récit. Il se retrouve un peu pris de court lorsqu'il se rend compte que le récit passe ensuite par un passage métaphysique sur la nature du jeu et son importance pour l'être humain, puis part ensuite au Japon pour un historique de Nintendo, sans rapport immédiat avec la séquence d'ouverture, si ce n'est qu'il y est aussi question de jeux et d'une industrie naissante. L'auteur ne compte pas se contenter de relater des faits historiques. Il commence par établir que le succès de Tetris n'est pas qu'une histoire de mode ou d'engouement, ou de marketing. le lecteur éprouve une forme de contentement à revenir à Alekseï Pajitnov et à sa création du jeu Tetris proprement dit. Mais ce n'est finalement l'affaire que de 10 pages, depuis ses réflexions sur l'acte de jouer, à la finalisation d'une version graphique du jeu, en passant par l'inspiration trouvée dans le jeu des Pentaminos.
Une fois rappelées les règles simplissimes du jeu et les différentes formes de tétraminos (bâton, bloc, Té, L, l'inversé, biais, biais inversé), l'auteur s'attache à relater les conditions de la diffusion du jeu et donc de ses différentes phases de commercialisation. le lecteur est ramené à une époque où le communisme était encore un régime politique en vigueur, avec la prohibition de la propriété pour l'individu. du coup, Robert Stein (premier importateur de Tetris en occident) se retrouve un peu dépourvu pour conclure un contrat en bonne et due forme pour exploiter le jeu sous forme de licence. le Capital n'attendant pas, cela ne l'empêche pas de se positionner comme détenteur des droits d'exploitation et de conclure des contrats formalisés avec 2 entreprises différentes Mirrorsoft et Spectrum HoloByte pour un portage sur des supports différents et des territoires différents. Si le Capital n'attend pas, la technologie non plus. Rapidement ces premiers contrats s'avèrent trop imprécis, et d'autres entrepreneurs sentent les bénéfices potentiels. En URSS, il faut un plus de temps pour que les autorités s'aperçoivent qu'une propriété intellectuelle revenant de droit à l'état n'a pas été formalisée en bonne et due forme. Dans les années 1980, l'URSS crée une agence appelée Elektronorgtechnica (ou ELORG) chargée de superviser les importations et exportations de produits informatiques. En 1987, Alexander Alexinko prend en charge le dossier de la négociation des droits d'exploitation de Tetris à l'international.
Box Brown se fixe comme objectif de rendre compte des méandres et de la complexité de cet angle de vue économique de l'exploitation marchande de Tetris, sans perdre de vue ce qu'il advient d'Alekseï Pajitnov. Au fur et à mesure de la complexification de la situation, le lecteur prend la mesure de l'ambition du narrateur et de sa capacité réelle à en rendre compte d'un point de vue visuel. Il accomplit un travail remarquable de narration avec les outils de la bande dessinée, d'une histoire économique. le lecteur peut être amené à revenir parfois quelques pages en arrière pour vérifier l'identité d'un protagoniste ou le nom de l'entreprise qu'il représente, ce qui est dû à la limite inhérente à la qualité des dessins. Il sent bien aussi parfois que le récit est raconté par un auteur familier du capitalisme et sous-entendant que la normalité est qu'Alekseï Pajitnov soit rétribué pour son invention. Il ressent confusément que
Box Brown doit simplifier quelques situations pour rester compréhensible dans le nombre de pages qu'il s'est fixé.
Si le lecteur est déjà familier de l'historique de la diffusion de Tetris depuis son invention jusqu'à aujourd'hui, il est vraisemblable que cette bande dessinée n'est pas pour lui et qu'il n'y apprendra rien. Si par contre, il souhaite découvrir ce pan de l'histoire des jeux vidéo, elle lui offre un support agréable et moins austère qu'un livre ou l'article dédié d'une encyclopédie en ligne. Dans ces conditions, il peut se faire une idée assez large de l'aspect économique de cette aventure capitaliste, sous une forme en apparence naïve, mais avec une compétence réelle pour utiliser les images afin de raconter. Une fois l'ouvrage refermé, il peut regretter que l'aspect ludique et sociologique du jeu ne soit qu'effleuré, et que cette présentation s'attache essentiellement aux mécanismes économiques et contractuels, alors que le début laisse augurer d'autres aspects.