Comme tous les enfants de son âge, Tony Delmonto s'évade, de temps en temps, de son quotidien. Pour cela, il dispose d'une imagination riche et de quelques jouets. Ceux-ci sont les acteurs de films d'action qui tournent parfois pour eux au tragique. Heureusement pour ces figurines, ce n'est là qu'un tragique de pacotille, bien loin de ce dont Tony va être le témoin. En quatre histoires courtes,
Charles Burns se sert du regard d'un enfant pour emmener le lecteur aux frontières du conte fantastique et de l'aventure enfantine. le tout est présenté de façon remarquablement soignée, mais cela n'est pas une surprise lorsque l'on ouvre un livre édité par Cornelius.
Âgé d'une dizaine d'années, Tony est un enfant rêveur, lecteur assidu de comics volontiers horrifiques qu'il dissimule à sa mère, et il se montre plus intéressé par ces histoires à dormir debout - voire, à ne pas dormir du tout - que par les cours de l'école. La dureté des comics n'est toutefois qu'apparente, tout comme la cruauté des jeux de Tony, jamais avare en sacrifices de figurines, dévorées par des dinosaures ou enterrées vivantes. Cependant, c'est bien la vie réelle qui se montre dure et cruelle. En effet, Tony est à la fois témoin des violences conjugales qui émaillent la vie de ses voisins, se montre curieux quant au mal mystérieux qui frappe sa baby-sitter et le petit ami de celle-ci ou encore est rudement confronté à l'ambiance malsaine d'un camp de vacances où des histoires de fantôme refont surface. Toute l'astuce de Burns consiste ici à contrebalancer la dureté des histoires vécues par Tony avec l'innocence du jeune garçon, que son imagination protège ou alors ... éveille.
Pour Tony, les histoires qu'il se raconte sont réelles. Si sa mère ne le croit pas, au moins il peut compter sur son ami, Sam, à qui il confie toutes ses théories. Au fil des pages, Tony croise des succubes, observe les dégâts d'un baiser d'un extraterrestre sur la peau des adolescents, parle au fantôme d'un petit garçon tué des années auparavant. Burns, lui, en prend son parti : sa présentation de l'enchaînement des événements nous pousse, nous lecteurs, à penser que tout ceci est vrai. Sinon, comment expliquer que Tony se trouve dans le jardin de ses voisins en pleine nuit ? Comment expliquer qu'il détienne le crâne d'un enfant disparu ? Ainsi, par des procédés narratifs propres à la bande-dessinée, Burns oblige le lecteur adulte à renier sa rationalité et à accepter l'irrationnel, à quitter, en d'autres termes, sa peau d'adulte pour retrouver son âme d'enfant. Sans doute ne faut-il pas moins que cela pour accepter les banalités de la vie quotidienne des adultes : la jalousie maladive d'un homme violent, la violence physique des adultes sur les enfants, les affres de la sexualité.
Le dessin de Burns est aussi très significatif. Avec son trait appuyé, l'auteur sait à la fois faire ressentir la lourdeur du propos - le trait est épais - et la légèreté de l'âge de l'enfance - le trait est rond. Ce qui marque particulièrement, c'est le traitement des visages. Ils sont inquiétants car déformés par les rictus, car creusés par des fatigues profondes ou des soucis sérieux. Les yeux, petits, ne laissent pas entrevoir grand chose des âmes dont ils sont censés être les miroirs, à supposer que ces personnages - particulièrement les adultes - aient une âme. La mise en scène des corps et des visages répond à ce même souci esthétique de la peur : visages vus en contre-plongée ou bien alignés tels des juges prêts à rendre leur verdict. Tony, indéniablement, ressort du lot, avec sa tête ronde et son visage presque pur - on pourrait dire qu'il est moins travaillé que les autres personnages -, car il est véritablement notre porte d'entrée vers le monde de l'enfance : un monde qui croit dur comme fer aux fantômes et aux monstres, un monde dans lequel la vérité des adultes apparaît bien limitée, un monde dans lequel, en tant que lecteur, il est bien agréable de retourner.