Ce fac-similé d'un album de Bécassine paru en 1916 est un bien étrange objet.
Sur la forme, il est irréprochable : illustrations de
Joseph Porphyre Pinchon et textes de Caumery(*), couverture cartonnée épaisse, reliure toilée rouge… Il ne lui manque que les outrages du temps (jaunissement, taches d'humidité), pour ressembler à un album tout droit sorti de la poussiéreuse malle de l'arrière-grand père entreposée au grenier, celui qui a connu les deux guerres. L'illusion est donc parfaite.
Sur le fond, il poursuit une longue série de rééditions échelonnées entre 1929 et 2011 et le bandeau rouge de l'édition « spéciale » de 2014 est là pour rappeler le centenaire de la guerre 1914-1918. Une BD commémorative et quasi-centenaire, pourquoi pas. Mais l'opération Masse critique de Babelio classifie cet album dans la catégorie « Littérature jeunesse ». Nous y voilà. Etrange et paradoxal. Une question me taraude : quelle est donc la cible de l'éditeur (
Gautier-Languereau) pour cette nouvelle parution ?
Quel « jeune » d'aujourd'hui – qui considère Star Wars comme déjà dépassé depuis deux générations – peut s'enthousiasmer à la lecture de ces martiales aventures de Bécassine, dont la modernité se concrétise par la phrénologie (l'étude des caractères par les bosses du crâne, sérieusement exposée ici, je n'invente rien) et les bandes molletières ?
Soyons sérieux, cet album ne peut concerner qu'un lectorat intéressé à minima par l'Histoire, celle avec un grand H, et la représentation sans recul du premier conflit mondial, pour les jeunes et les moins jeunes, au moment où l'avenir du monde se jouait dans les tranchées.
Et sur ce plan en effet, il y a de quoi être comblé.
Faut-il voir de la naïveté, de la manipulation cynique, ou une absence totale de recul, dans le discours édulcoré sur la guerre en cours ? Comment ne pas ajuster ses clés de lecture face au déferlement de patriotisme cocardier, de morale petite-bourgeoise, d'idéologie post-coloniale, de propagande « anti-Boches », de justification décomplexée d'une hiérarchie sociale, qui servent ici d'ingrédients à la fabrication des gags ?
Le menu est donc riche, et je ne développerai ici que quelques exemples, vous pourrez facilement imaginer le reste qui est à l'avenant (ou vous procurer l'album pour le lire). Attention, nous allons maintenant oeuvrer à l'édification des foules et au formatage pédagogique de la jeunesse en ce début du XXe siècle.
1. La Guerre 1914-1918 est une aimable plaisanterie.
Alors que nos vaillants soldats se faisaient hacher-menu comme chair à pâté par la mitraille et les obus teutons dans les tranchées (pour rappel, Verdun : plus de 700.000 victimes en dix mois), arrivent dans l'hôpital où travaille Bécassine quelques vétérans blessés qui sont en tout et pour tout au nombre de 2 : le premier, Rendouillard, « souffre seulement d'une entorse qu'il s'est donnée en glissant sur un rail » (page 22) ; le second, Rouzic, « achève de se remettre d'un mauvais rhume contracté dans les tranchées » (page 24). Les autres ont l'air indemne et sont plus ou moins en convalescence. Circulez, y'a rien à voir.
Les Allemands (appelés de façon systématique « les Boches ») sont montrés à deux reprises : un avion dans le ciel de Paris largue un engin explosif qui rebondit sur le parapluie de Bécassine et tombe en s'éteignant dans un bassin du Jardin des Tuileries (page 21) ; cinq Boches faits prisonniers sont armés de balais et « obéissent au doigt et à l'oeil » à Zidore, le petit domestique mobilisé que connait Bécassine (page 35). L'ennemi est donc quasi-virtuel et les dommages de guerre sont insignifiants. Même pas peur !
2. le personnel domestique – notamment breton – a le quotient intellectuel d'une huître.
Tous les gags dont Bécassine (la petite bécasse bretonne) est la victime reposent là-dessus. En la matière, les huîtres viennent bien de Clocher-les-Bécasses, près de Quimper. C'est pratiquement une preuve.
3. Tintin au Congo et un modèle d'ouverture d'esprit et de tolérance.
Le prince de Tombouctou, « un beau nègre avec un uniforme de spahi qui lui va joliment bien » passe pour être « trop potage » (précision de l'auteur pour celles et ceux qui n'auraient pas saisi la vanne : « Bécassine veut dire sans doute anthropophage »). Ouf, tout va bien, ceci n'était en fait qu'une bonne blague imaginée pour se moquer de Bécassine.
4. Les femmes ont un cerveau.
Bécassine est habilitée à étudier pour devenir infirmière et doit passer un examen (page 31). Que l'on se rassure, elle n'y arrivera pas, renoncera et restera domestique (page 36).
Bon, j'entends déjà certains lecteurs qui hurlent en lisant ma critique (sinon sur le fond, en tout cas en raison de sa longueur). Or, je peux continuer comme ça pendant plusieurs pages. Je m'arrêterai donc ici. Vous avez bien compris que la lecture de Bécassine est devenue aujourd'hui décalée et édifiante, et – de façon sans doute involontaire, les gags officiels n'étant pas en cause – assez rigolote. Alors surtout, ne vous en privez pas !
Merci à Babelio et à l'éditeur pour ce cadeau atypique d'une opération Masse Critique.
(*) Caumery est le « presque anagramme » de Maurice, et c'est aussi le pseudonyme de Maurice Languereau, qui avec son oncle Henri Gautier donne son nom à la maison d'édition :
Gautier-Languereau.