Je ne te ferai pas l'affront de résumer un tel roman qui parle si bien de la musique. J'ai juste envie de m'asseoir sur une chaise brinquebalante dans un bar où l'on sert de la Chouffe, d'attendre la serveuse aux petits seins – oui je sais dans ce bar elle n'est malheureusement pas recrutée pour la taille de ses nibards - et te lire ce paragraphe :
« Monsieur Oliver considéra les touches un moment, retroussa les manches de sa chemise et commença à jouer, laissant échapper un grommellement étouffé du fond de sa gorge, mâchonnant sa lèvre inférieure comme un homme dans la souffrance. Il joua sans interruptions des strides et des boogies pendant plus d'une demi-heure, les mains martelant, les bras pompant, la tête et le torse immobiles. Une sueur légère perla à son front au bout d'un moment. Ce fut une tempête de notes et Claude, fasciné, regarda les bras de l'homme se croiser et se décroiser, se déplacer ensemble et séparément, et ses doigts, fonctionnant à une vitesse incroyable, arracher des thèmes limpides à une lame de fond presque irrésistible de musique. »
Tu entends cette musique, tu vois cette perle de sueur qui coule le long de sa tempe. Les mots ne sont pas que des mots, ils prennent vie dans ce corps, les notes s'envolent du livre et dansent autour de moi dans un esprit même de recueillement tant cette musique est contemplative. La beauté même du classique tel que je le conçois ; une introspection avec soi-même qui rentre en communion avec le sol, le fa ou le si bémol du compositeur. Peu importe d'ailleurs la note ou la fougue, l'âme fugue au-delà des pages et des chapitres.
Claude est cet enfant prodige, né sans père, enfermé presque dans un sous-sol crasseux de New-York. Il a un don, il a une chance, celle de trouver un professeur qui lui donne des cours pour 25 cents, celle de se voir entourer des plus grands interprètes du moment, celle de croiser le regard d'un joueur de blues qui lui donnera un petit bout de papier avec quelques notes de boogie. Mais le don ne suffit pas, ni même la chance. Il y a aussi la volonté, l'abnégation, le désir omniprésent d'apprendre et d'être le meilleur, du moins de faire honneur à ce Steinway et à tous ces professeurs qui ont cru en lui et lui ont donné le coup de pouce nécessaire pour percer dans ce milieu très fermé, bourgeois et guindé.
«
Corps et âme », Claude les donnera à sa musique, à son piano, à ce vieux monsieur Weisfeld. Il deviendra virtuose, le pianiste que les plus grands voudront s'arracher mais l'esprit ouvert par son apprentissage incessant, il s'intéressera autant à Beethoven qu'à la musique contemporaine, ira perdre son âme dans les boogies des clubs de jazz, découvrant le sens profond de la musique avec le Be-bop de Charlie Parker ou à la virtuosité et l'improvisation d'Art Tatum. Parce que
Frank Conroy n'hésite pas à faire cohabiter le classique au jazz et à les mettre au même niveau d'émotion.
Et comment ne pas être ému par certains passages décrivant les pulsions créatrices de ces musiciens. Des larmes s'écouleraient presque tant je suis surpris par la perception de ces mots qui font échos en moi comme une petite musique venue bercée mon corps et mon âme. Quand Claude joue, je l'écoute, j'ai des frissons, je pleure même – et même si le roman traîne parfois en longueur, il est parcouru par certains moments de grâce. Quand Claude s'installe dans son costume de pingouin avec ou sans queue de pie, qu'il s'installe sur le petit tabouret devant le majestueux Steinway du Carnegie Hall ou qu'il s'échappe dans un club de jazz et de noirs pour jouer quelques notes de blues furieusement sauvage, quand il s'installe seul dans son sous-sol qui lui sert de studio et qu'il fredonne quelques goualantes à la mélodie triste et mélancolique, c'est toute ma lecture qui s'en trouve bouleversée et émue.