À partir du roman
Les furtifs, la libre création d'un formidable complément d'enquête, révélant pleinement la dimension sonore de ce vivant, à lire, à voir et à écouter.
Sur le blog Charybde 27 : https://charybde2.wordpress.com/2024/04/16/note-de-lecture-loratorio-furtif-compagnie-roland-furieux/
À quoi tient une révolution ? À quoi tient une dynamique insurrectionnelle ? Ou plus modestement cette myriade de basculements intimes, épars, dont la mise en résonance populaire produit un mouvement de fond qui semble avoir les propriétés d'un champ magnétique ? L'intelligence de l'histoire implique que nous acceptions que les véritables changements aient quelque chose de nécessairement invisible. C'est précisément cette invisibilité aux dominants, à leur récupération prédatrice, qui leur offre l'espace et le temps indispensables pour se déployer. le XXIe siècle se sera ouvert sur le réchauffement climatique, la sixième extinction des espèces, l'épuisement des ressources fossiles. Il bascule, au mitan, sur l'émergence d'une espèce que la science n'avait jusqu'ici pas été capable de déceler :
les furtifs.
C'est par ces mots que débute «
L'oratorio furtif », création musicale et visuelle d'1 h 40 imaginée par
Laëtitia Pitz,
Xavier Charles,
Benoit di Marco et la compagnie Roland Furieux, à partir du roman «
Les Furtifs » (2019) d'
Alain Damasio, création qui prend sa forme sur scène avec neuf musiciens (contrebasse, violon, clarinette, saxophone, batterie, trompette, violoncelle, trombone et violon alto) et quatre récitants (dont l'un se propulse en acteur à part entière). Joué dès 2021 à la Cité Musicale de Metz et au théâtre L'Échangeur de Bagnolet, donné ensuite au Grand Théâtre du Luxembourg, à l'Astrada de Marciac, à la Filature de Mulhouse, aux Détours de Babel de Grenoble, au Théâtre de Cornouaille de Quimper, puis cette année à la MC 93 de Bobigny (et l'aventure se poursuit aux Imaginales d'Épinal, en mai prochain), il a engendré à son tour un livre pour l'accompagner, publié en janvier 2024 à La Volte, livre qui traduit avec une bouleversante fidélité cette expérience pleinement immersive dans un univers science-fictif à nul autre pareil – expérience que j'ai eu la chance de vivre à la MC 93 de Bobigny en janvier 2024 -, en nous proposant non seulement le texte récité lui-même, mais les partitions et les indications destinées à aiguillonner l'improvisation des instrumentistes, concoctées par
Xavier Charles, ainsi qu'un lien vers un enregistrement de très haute qualité réalisé en studio pour l'occasion (avec le concours du Centre National de Création Musicale d'Alfortville, La Muse en Circuit).
Avant même de constituer une rare expérience musicale et scénique, «
L'oratorio furtif » est une prouesse textuelle. Tout en respectant pour l'essentiel les codages typoétiques variés imaginés par
Alain Damasio, qui renforcent et ouvrent la ponctuation habituelle, les auteurs de cette adaptation (qui est en fait bien davantage) ont sélectionné des passages et des motifs qu'ils ont réécrit pour rendre possible la mise directe en improvisation musicale ainsi que la condensation de toute cette intensité en seulement 1 h 40 ( et en l'espèce, 55 pages de texte hors illustrations et annotations dessinées). le résultat est surprenant et très réussi. Il donne même l'impression de pouvoir constituer en soi, pour celles et ceux qui s'effraient des 700 pages d'origine des « Furtifs », une formidable entrée dans le vif – du sujet copieux de cette vraie-fausse dystopie combattante et post-numérique.
Il appartiendra à chacune et chacun d'apprécier en son for intérieur la résonance spécifique que le texte récité, et même mimé en certaines occurrences, entretient avec la musique, boucles prévues et jaillissements improvisés – dans la version capturée par la bande-son jointe à l'ouvrage. Mais il faut aussi rappeler que la scénographie n'est pas neutre non plus ici : seule furtivité de l'oeuvre créée en spectacle vivant que l'ouvrage papier ne peut directement retranscrire (on se prend alors à rêver d'une capture même éphémère de ce jeu des musiciens et des acteurs – le Récif vient vite en nous dans ce cas précis), la disposition des instruments et des voix les unes par rapport aux autres ajoute une remarquable dimension à l'ensemble : dispositif et agencement qui ne doivent rien au hasard, et qui spatialisent délibérément d'une manière joliment incongrue la base rythmique constituée la contrebasse et la batterie, mais aussi par la trompette et le trombone (jouant de leur sourdine), radicale par son étrangeté, tandis que les cordes tissent un filet protecteur de sons et d'espaces autour des instruments et des voix les plus menacées par le récit.
Dans des propos recueillis à la friche marseillaise de la Belle de Mai en 2020, alors que le projet était tout juste en gestation,
Laëtitia Pitz et
Xavier Charles expliquaient avoir été d'emblée séduits par le formidable champ sonore ouvert par
Alain Damasio, avec «
Les furtifs », dans un monde « saturé d'images et d'aplats numériques ».
En concevant ensemble cette oeuvre fondamentalement hybride, en s'immergeant dans la matière poétique et en écoutant soigneusement la manière dont chaque instrumentiste pressenti cherche à s'emparer d'un chemin ou d'une voix, ils avaient pour objectif de proposer quelque chose « qui désarçonne, qui déroute, qui fasse tomber, se relever et partir avec une énigme ».
Nul doute à la lecture et à l'écoute : «
L'oratorio furtif » est la magnifique concrétisation, pleinement réussie, de cette audacieuse volonté.
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