La seule évocation du nom de cette bourgade américaine de
Knockemstiff a longtemps dû donner des sueurs froides à
Donald Ray Pollock, avant qu'il ne décide de s'atteler à décrire les moeurs glauques de ses habitants au patrimoine génétique dégénéré par la consanguinité. Oui, l'auteur sait très bien de quoi il parle lorsqu'il évoque
Knockemstiff puisqu'il en est natif. Et oui, il existe réellement une ville portant ce nom absurde auquel on finit pourtant par s'habituer et par prononcer sans plus se poser de question, jusqu'à ce qu'un touriste bobo, perdu dans les vastes plaines de l'Ohio, finisse par demander à ses habitants demeurés : « Pourquoi
Knockemstiff ? » -littéralement « bute les raides » ? Ceci dit, ce n'est pas plus troublant que le nom de cet autre bled perdu dans le fin fond de la Grande Amérique : « Toad Suck » - « Suce, crapaud ». Ici comme là-bas, les mêmes affaires cradingues se jouent selon des règles à peu près similaires, les hommes abrutis par des générations de travail épuisant, d'alcool et de pauvreté. Çà et là, quelques parcelles de bon sens émergent, quelques illuminations essaient de s'échapper d'une réalité peu reluisante, mais se laissent aussitôt piéger par un atavisme infernal qui piège ses proies dans le même cercle vicieux qui agit depuis des siècles.
Donald Ray Pollock sait de quoi il parle. Lorsqu'il évoque les boulots sordides et la fatigue du travail ouvrier, sans doute se réfère-t-il à sa propre expérience qui le fit s'agiter pendant 32 ans en tant qu'ouvrier dans une usine de pâte à papier, avant de devenir conducteur de camion.
Donald Ray Pollock trouve malgré tout le courage de s'inscrire à des cours d'écriture créative à l'âge de 50 ans et, quatre ans plus tard, il imprime
Knockemstiff sur cette pâte à papier auprès de laquelle il a si longtemps travaillé.
Quoi de mieux, pour représenter l'éventail des familles et individus peuplant cette bourgade, que d'emprunter la forme du recueil de nouvelles ?
Donald Ray Pollock scinde son livre en plusieurs parties que l'on peut considérer soit comme des chapitres, soit comme des nouvelles, selon si l'on préfère lire le roman d'un coup ou si l'on préfère venir y grappiller irrégulièrement. Il me semble toutefois que l'idéal serait de considérer que ces nouvelles forment un tout qu'il est préférable de lire sous le coup d'une seule impulsion. Toutes décrivent la vie à
Knockemstiff dans une période relativement brève, car certaines situations se recoupent et introduisent des points de vue divergents autour de la même scène. Les sautes chronologiques sont rares, et lorsqu'elles figurent, elles relient le présent à un passé collant comme de la glu : impossible de se défaire de l'héritage de
Knockemstiff. La lecture rappelle souvent
Last Exit to Brooklyn de
Hubert Selby : ici aussi, les destins s'affrontent en lieu clos et disposent de peu de moyens pour prendre leur envol. Dans la forme, également, on retrouve cet enchevêtrement d'existences désillusionnées qui confèrent son âme à la ville qui les abrite. Mais là où
Donald Ray Pollock se distingue en particulier, c'est dans le langage qu'il utilise. Alors que
Hubert Selby se contentait d'une écriture plate et ordinaire pour décrire les turpitudes de la vie des habitants de Brooklyn,
Donald Ray Pollock manie avec souplesse un langage imagé qui tire ses références du monde prolétaire du 21e siècle -publicités, parcs d'attractions et hypermarchés en tête des valeurs indétrônables. le pathétique y est moindre, les personnages ne se plaignent ni ne se lamentent dans une litanie de points d'exclamations. Pour autant, et peut-être même d'ailleurs, ce qui n'est pas dit transparaît de manière beaucoup plus éloquente dans les décisions que prennent les personnages et dans les comportements stéréotypés qu'ils adoptent, comme un nouveau langage dont les gestes seraient les mots et l'existence serait le sens.
Donald Ray Pollock n'essaie pas non plus de véhiculer un message moral ou engagé : il décrit ce qui est tel qu'il le perçoit. Libre au lecteur d'en faire sa soupe. La construction même de ses nouvelles est unique : là où la plupart des textes relevant de cette forme littéraire s'achèvent par une conclusion abrupte censée déchirer le lien existant entre le lecteur et la nouvelle,
Donald Ray Pollock semble au contraire vouloir prolonger son texte au-delà du point final. Ses personnages se métamorphosent ainsi peu à peu, au cours de la lecture : de crasses, ignares, vulgaires, demeurés qu'ils étaient dans les premières pages de la nouvelle, ils acquièrent une grâce dans les gestes et une cohérence dans les actes qui leur confèrent la même dignité qu'à tout homme moyen. La transmutation s'achève généralement dans les dernières lignes : le temps semble se ralentir et les personnages se figent en un tableau proche d'une crucifixion extatique.
Donald Ray Pollock nous transporte de l'abrutissement télévisuel et alcoolique à la grâce divine sans avoir touché à l'intégrité de ses personnages, mais en se contentant de révéler la logique incontestable et inextricable de leur existence.
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