En introduction, les auteurs montrent la différence entre un retour de Marx et un retour à Marx. Ils prônent évidemment la seconde voie.
Il convient de surcroit d'ajouter, en troublant les sens des prépositions, comme Emmanuel Barrot dans le N°7 de la revue ContreTemps (Syllepse, Paris septembre 2010) : « Dans l'immense majorité des cas les réceptions-retours à Marx ne sont pas des retours de Marx, c'est à dire des réappropriations dialectiques totalisées selon le référent matérialiste ».
Plus important est la compréhension que « il n'y a pas un, mais des retours à Marx – et l'on voit très vite que ces différents retours ne se valent pas. »
Le livre traite du rapport de Marx à l'histoire « nous avons souhaité ne pas séparer, mais au contraire articuler, entremêler développements historiques et philosophiques, tant pratique que théorie sont ici indissociables » pour saisir les implications de la « faisabilité humaine de l'histoire ».
Mohamed Fayçal Touati et
Jean-Numa Ducange avertissent « C'est une lecture que nous proposons, elles est nécessairement engagée – nécessairement discutable. Au lecteur de s'engager ! »
C'est en regard de cette proposition, que j'aborderais quelques points.
Une remarque préalable, les auteurs rendent souvent sens précis à des mots et des concepts, les inscrivent dans une temporalité historique limitée. Il me semble cependant qu'il conviendrait d'aller plus loin encore, d'inventer des termes qui permettent à la fois de prendre en compte les radicales modifications de l'ensemble des rapports sociaux par le capitalisme, et l'invalidation d'autres termes par les criminelles constructions des ex-socialismes réellement existants.
Dans la première partie, les auteurs analysent « Les révolutions, – locomotives de l'histoire - » et rendent justice, contre les simplifications et les réductions déterministes, à l'objectif de Marx « de décrire des tendances générales, pour certaines encore à venir, et de se situer dans une perspective politique de renversement du capitalisme. »
Mohamed Fayçal Touati et
Jean-Numa Ducange s'attardent sur le 18 brumaire de Louis
Bonaparte en montrant que les analyses de Marx, si elles prennent en compte les déterminations sociales et économiques, ne sauraient s'y réduire. Au centre de cette partie : le concept de lutte des classes, les révolutions comme « fruits de luttes sociales intenses », la nécessité de ”briser”
l'État et non plus de le perfectionner et la nécessité de « revenir sur certaines formules trop péremptoires ».
La seconde partie du livre, « Histoire de la production et production de l'histoire », me semble la plus élaborée. Les auteurs en présentant les analyses de Marx sur la vie matérielle et les rapports sociaux, font ressortir l'homme comme « produit historique », comme « être générique ». Au delà du matérialisme du XVIIIe siècle et de l'idéalisme de Hegel, s'élabore la compréhension de « l'humanité comme produit social capable de transformer ses conditions sociales pour rendre la société véritablement humaine. » ou pour le dire autrement « l'histoire des hommes est donc bien une histoire des hommes ».
« Autrement dit, si ce que sont les hommes dépend tout autant de ce qu'ils produisent que de la façon dont ils le produisent, cette production elle-même correspond toujours à un stade déterminé du développement social : la production n'est jamais production en général, mais toujours production déterminée d'individus sociaux déterminés engagés dans des rapports sociaux et politiques déterminés. »
En insistant sur la place de la « Critique de l'économie politique », les auteurs critiquent, à juste titre, les réductions au couple infrastructure/superstructure, pour nous rappeler que les rapports entre structure de base et superstructure « sont bien plus complexes et souples » que les présentations sclérosées de la seconde ou de la troisième internationale. « Autrement dit, il y a action réciproque entre les différentes sphères sociales ayant à la fois une indépendance relative et un conditionnement spécifique. »
Ce qui permet d'élaborer une « perspective stratégique qui ancre les possibilités de l'agir humain au coeur des contradictions de la société dans une époque historique donnée » et pour le dire autrement un « agir prolétaire qui ne peut se fonder que sur une conception de l'histoire comme d'un processus non déjà écrit, non prédéterminé, et en même temps tout sauf soumis à l'arbitraire de volontés abstraites. »
Sauf qu'il faudra attendre les théorisations de
Lénine pour trouver de réelles élaborations autour de la/les stratégies.
Les choses se gâtent de mon point de vue avec certains développements de la troisième partie « L'agir historique ». Les auteurs détaillent les conditions matérielles de l'action, les rapports entre nécessité et liberté, les circonstances et la pratique révolutionnaire et la place du prolétariat.
Ils traitent ensuite de la conscience de classe, sans évoquer les débats et les problèmes que posent l'élargissement d'une donnée individuelle (conscience) à un groupe social (conscience de classe). Pour ma part, je reste plus que dubitatif sur le sens et l'utilité de cette notion, tout en n'écartant pas la nécessaire ”maîtrise”, par la pensée et par l'action, de l'agir historique, dont la mémoire collective.
Plus problématique est la justification de la dictature du prolétariat, que bien évidemment les auteurs n'assimilent pas aux impostures staliniennes. Il n'empêche que le terme, et les conceptions derrière le mot, doivent être repensées, tant en regard des expériences historiques que des élaborations sur la démocratie et
l'État.
Je n'évacue pas, pour utiliser la formule d'
Antoine Artous («
Daniel Bensaïd ou la politique comme art stratégique », ContreTemps n°7, Syllepse, Paris septembre 2010) « on ne peut contourner le problème d'un régime d'exception » pour contenir la violence des dominants et briser leurs outils institutionnels ou militaires ; sans cependant, faut-il le souligner, limiter l'auto-organisation des actrices et acteurs et l'élargissement en permanence des processus de démocratie réelle nécessaire à cette auto-organisation.
Il ne me semble pas que les auteurs aient pris en compte les nombreuses élaborations et les débats autour de
l'État, la démocratie ou la place de la politique. La conception de
l'État « rien d'autre que l'instrument d'une classe » ou « l'absorption de la politique dans le social » après la révolution me semble caricaturale d'une version marxienne figée et peu dialectique. Il conviendrait sur ces sujets de vérifier, au delà du texte, les réels écarts entre les pensées.
Le chapitre conclusif au beau titre « La poésie de l'avenir » insiste sur la perspective de la révolution, l'essentielle ouverture de l'histoire et les espaces des actions possibles dans une perspective d'émancipation collective.
Dans un livre de taille réduite, il n'est certes pas possible, de rendre justice des analyses, quelques fois complexes et contradictoires de Marx. La ”dispute” autour des lectures du monde actuel nécessitent comme le souligne les auteurs à la fois des élaborations et des engagements. C'est une activité nécessaire et nécessairement collective.