"Et puis, bien sûr que les hommes s'y connaissent mieux que les femmes en tout, sauf en ce qui concerne les choses auxquelles ce sont les femmes qui s'y connaissent mieux."
Quatre mariages et une poignée d'enterrements...
Pour cette Étude de la vie de province rédigée en 1871, parangon du roman victorien,
George Eliot dépose sur la platine de sa loupe binoculaire, un échantillon de campagne anglaise avec ses manoirs sinistres, ses fermes proprettes, ses auberges cancanières et ses presbytères accueillants. La petite ville de
Middlemarch est cependant figée, entre lame et lamelle, une quarantaine d'année plus tôt -l'action se déroulant entre 1829 et 1832. Sous l'éclairage avisé de la romancière, on y observe s'agiter de petits sujets, en relief. La netteté est parfaite et l'écrivain place toujours au centre de l'objectif les zones d'observation intéressantes. Parmi les infusoires familiers d'une société anglaise immuable (vicaires débonnaires, vieilles filles guindées, médecins arriérés et autres matrones médisantes)*, quelques animalcules attachants surnagent, imperceptibles dont Eliot étale l'ampleur.
On s'attendrit avec la solide et efficace Mary, on vibre avec le passionné et idéaliste Ladislaw, on s'amuse de la nonchalance du sympathique Fred et du bons sens de la prosaïque Célia, on admire la sagesse du vieux Garth et la délicatesse du brave Farebrother, on méprise la ladrerie sordide de l'infect Featherstone et la duplicité du fortuné Bulstrode.
Dans cette goutte d'eau qui se fait monde on retient surtout la roide Dorothea et l'entreprenant Tertius. Charitable et généreux prix de vertu, Dorothea Brooke pense trouver l'amour dans les bras desséchés du vieux Révérend Casaubon ("Il est aussi pénible qu'un remède mal choisi : déplaisant au goût et sûr d'être mal toléré"). Mais toute sève s'étant retirée de ce triste babilan, autolâtre et sans coeur, un chemin de croix conjugal commence pour la jeune femme.
Henry James se souviendra vraisemblablement du roman quand il inventera son Isabelle Archer : les deux héroïnes et leurs affres ont beaucoup en commun.
L'arrivée à
Middlemarch de Tertius Lydgate, jeune clinicien ambitieux, bouleverse le train-train médical du bourg. le docteur s'attire rapidement l'animosité de ses confrères et doit lutter contre la défiance d'une patientèle espérée. Son mariage avec l'égotiste et frivole Rosamond le poussera au bord du gouffre.
Eliot n'est jamais aussi incisive que lorsqu'elle brosse avec une précision chirurgicale les moments les plus triviaux : sa sagacité à retranscrire les dialogues, à relever les attitudes ou à installer des silences fait mouche. Bouleversante quand elle évoque le pardon d'une épouse trompée ou la nuit de fièvre d'une femme bafouée, la romancière use d'un comique parfois un peu épais mais la plupart du temps d'une finesse rafraîchissante (clabaudages fielleux de la femme du pasteur Cadwallader, cuirs d'une bonne, discours raté d'un politicailleur ou "petits cris de castor" de la fluette Mlle Noble).
Oeuvre hautement réaliste, photographie sensible des moeurs provinciales,
Middlemarch passionne dans son refus de tout romantisme. Quand Eliot se laisse aller à "fabriquer" des situations détachées du réel (un fantôme du passé qui arrive à point nommé ou un arbre généalogique peu crédible), sa narration perd de la vigueur. Elle n'est à son meilleur que lorsqu'elle se collette au concret, à la vie telle qu'elle va et non telle qu'elle pourrait aller.
Interpellant son lecteur, l'auteur en oublie quelquefois d'être légère et assaisonne plus qu'il n'est de raison son récit d'un prêchi-prêcha assommant : c'est sans doute ce qui a le plus vieilli dans ce roman sensationnel. Pour le reste, elle montre davantage qu'elle ne démontre et ce qu'elle expose de
la condition des femmes, du mariage, des liens de famille ou d'argent, de l'injustice successorale et du poids des déterminismes sociaux dénonce les carences d'une époque et fait écho aux préoccupations de la nôtre.
Pour ma part, j'ai été sensible à la volonté de la romancière d'éviter tout manichéisme : aucun de ses personnages n'est complètement monochrome. Au contraire, Eliot s'attache à les nuancer, obombrant ici, éclaircissant là. Elle refuse même à son imposante chronique d'une petite ville anglaise le happy end attendu, préférant restituer à chaque héros sa part d'humanité au détriment d'un romanesque de convention.
"(...) et si les choses vont moins mal qu'elles ne le pourraient pour vous et moi, on le doit un peu au nombre d'êtres qui mènent fidèlement une vie cachée avant de reposer en des tombes délaissées."... et aux romans fleuves de cette
George Sand d'outre-Manche.
Délicieusement prenant.
Pour compléter, déguster le judicieux texte de
Mona Ozouf "
Middlemarch et les aménagements du présent" (
L'Autre George. A la rencontre de George Eliot, Gallimard, 2018)
*Cent ans plus tard, le St. Mary Mead d'
Agatha Christie avec ses mêmes spécimens humains témoignera de la force d'inertie d'une certaine Angleterre.
Middlemarch (où l'on rencontre un certain Protheroe) plagiat par anticipation du petit monde de Miss Marple ?
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