Tout d'abord, un grand merci à Babélio et aux éditions Massot pour cet envoi !
En débutant « Fuck le patriarcat » je m'attendais à un discours relevant plus d'
un féminisme décolonial, tel qu'énoncé par
Françoise Vergès, mais il me semble que
Mona Eltahawy plaide plutôt pour un féminisme « universel ». Elle rappelle bien que le système patriarcal exploite toutes les formes d'oppression et que les premières à crier leur colère sont rarement les femmes blanches cisgenres hétérosexuelles et de classe aisée.
Pour autant , je ne comprends pas si, en termes de méthode, elle veut un féminisme universel en mode rouleau-compresseur qui met tout le monde dans le même panier, ou si elle encourage l'émergence de revendications féministes tenant compte de contraintes (notamment culturelles et religieuses) propres à certains contextes. Selon elle, doit-on employer les mêmes armes, les mêmes discours et avoir les mêmes modes d'action partout ? C'est l'impression que j'ai.
Mais dans ce cas ne s'arroge-t-elle pas précisément la même place que ceux qu'elles dénoncent et qui prétendent parler en mon nom et/ou au nom de « celles qui n'ont ni le luxe d'être en colère ni celui de s'insurger » ?
Un peu plus loin dans son chapitre « L'attention »,
Mona Eltahawy explique comment elle utilise sa notoriété pour attirer l'attention sur ses combats et quelle position privilégiée elle lui offre. Elle encourage chacune à se saisir et à revendiquer tous les espaces d'expression que le patriarcat ne condescendrait autrement à délivrer qu'au compte-goutte. Mais il est certain que toutes ne pourront pas prétendre au même espace/temps médiatique, ni recourir à la diplomatie américaine pour se tirer des geôles égyptiennes. le privilège, là, n'est pas seulement celui de la notoriété, il me semble.
Du coup je trouve assez malvenu que
Mona Eltahawy se mette dans le même panier que Qandeel Baloch, instagrameuse pakistanaise qu'elle évoque longuement, qu'une grande popularité ne protégera pas des mains de son étrangleur de frère. On ne part pas toutes avec les mêmes chances ni, surtout, avec les mêmes possibilités de fuite. Alors si
Mona Eltahawy se met effectivement en danger par ses prises de position en de multiples occasions, c'est peut-être un peu aussi parce qu'elle sait qu'elle prendra moins cher que des millions d'autres, anonymes dans des manifs ou dans les autres pays. Faut-il lui être redevable de porter la voix de celles qui sont violées et tuées ? Alors qu'elles sont violées et tuées précisément parce qu'elles portent leur propre voix, sans pour autant se faire mousser pour ça ?
En gros, les propositions de
Mona Eltahawy me semblent parasitées par une reconnaissance insuffisante de ses privilèges. C'est regrettable car elles sont justes.
En effet ces sept « péchés » qu'elle déroule ne devraient pas être le seul apanage des hommes. Ils ne deviennent bizarrement des péchés que quand les femmes s'en emparent, ben tiens. Et puis
Mona Eltahawy maîtrise l'art de la petite phrase lapidaire qui fait mouche. Elle écrit en outre, je pense, comme elle discoure, avec enthousiasme, franchise et précision. Ce doit être galvanisant de l'écouter parler.
Mais je la trouve donc parfois en porte-à-faux et, pour utiliser une métaphore religieuse, comme l'Eglise catholique qui ordonne le dogme plutôt que comme l'idée protestante d'une Bible accessible à l'interprétation de tous. Elle est inspirante sans le moindre doute, mais je me passerais d'une figure de martyr volontaire.
Dans son chapitre « L'ambition », en fin de compte,
Mona Eltahawy reconnaît volontiers qu'elle est « une grande fan de l'ambition féminine ».
« Pour qui je me prends ? Pour quelqu'un qui a su devenir autre chose que ce à quoi on la destinait. Je crois être l'une des féministes les plus importantes d'aujourd'hui et c'est pourquoi j'ai écrit le livre que vous êtes en train de lire. Mon ambition : être une auteure lue dans le monde entier et dont le travail compte, en particulier pour les femmes. Mon ambition : être une voix radicale et pertinente contre le patriarcat, le racisme, l'homophobie, la transphobie et toutes les formes de sectarisme. Et je crois y être parvenue. Voilà pour qui je me prends. Est-ce que cela fait de moi quelqu'un d'arrogant ? La belle affaire… Je l'ai foutrement mérité. »
Mais si j'ai eu du mal avec cette ambition de représenter toutes les femmes et tous les combats indistinctement, je dois reconnaître qu'elle a réveillé des souvenirs et encouragé ma colère dans son chapitre « La violence », dans lequel je me reconnais plus que dans aucun autre du livre.
Mona Eltahawy cite la professeure de droit Mary Anne Franks :
« de manière plus controversée peut-être, l'article affirme également qu'une augmentation de la violence féminine doit être tolérée même si cette violence viole le principe de proportionnalité. Aussi regrettable que cela puisse être, dans certains cas une femme va réagir de manière excessive et peut-être même exploiter consciemment cette tolérance accrue, créant ainsi une crainte quant à la mesure des représailles ; mais cela sert l'objectif final d'une forme de rétribution de la violence. »
Et c'est seulement à la page 181 que je fais le rapprochement. Depuis les premières pages, elle évoque le tabassage en règle qu'elle a infligé à un type qui l'avait peloté en boîte de nuit. C'est finalement dans son chapitre traitant spécifiquement de la violence, que je réalise que moi aussi je l'ai employée.
Que comme elle et comme les femmes qui ont témoigné suite à son hashtag #IBeatMyAssaulter, je me souviens de cette gifle qui a résonné si fortement sur la joue de ce garçon au collège et l'intense sentiment de soulagement et de puissance que ça m'a procuré, alors même que j'ai toujours su que ce jour-là il a dégusté pour deux – pour lui et pour cet autre abruti que j'avais loupé de peu une heure plus tôt. Et je réalise au passage qu'elle avait fait tellement de bruit, cette gifle, que la CPE est sortie de son bureau… et qu'elle a engueulé le garçon. Pas moi. Big up madame.
Je me rappelle aussi de toutes ces fois où j'ai gueulé plus fort que des suiveurs, des tripoteurs, des types en train de se masturber devant moi ; que je les ai fait fuir, que je les ai dénoncé et que ma colère était justifiée et justifiait ma violence verbale et/ou physique.
Je me rappelle de cet homme qui a ostensiblement relevé son journal devant une jeune femme, poursuivie de station en station à mesure qu'elle changeait de wagon, qui espérait son aide. Et qu'on n'est jamais mieux servi que par soi-même ou par ses « soeurs » ; que c'est moi la main sur le signal d'alarme qui ai hurlé au pote d'un mec agressif et éméché que non, c'est pas moi qui allait avoir des problèmes si je tirais dessus et que s'il ne calmait pas son compagnon, j'allais lui trouer le bide avec l'embout en métal de mon parapluie. Je me rappelle de ma colère, de mon indignation et de ma frustration, que j'ai eu peur mais que j'étais galvanisée – que je ne suis pas restée assise planquée derrière un journal comme un gros lâche.
Alors oui, je suis d'accord avec
Mona Eltahawy quand elle affirme : « Il faut que les hommes aient suffisamment peur des femmes pour qu'une agression devienne une anomalie. » Parce qu'au fond, a-t-on d'autre choix !