"D'ordinaire, la rumeur qui s'échappe de Paris, le jour, c'est la ville qui parle ; la nuit, c'est la ville qui respire ; ici, c'est la ville qui chante. Prêtez donc l'oreille à ce tutti des cloches, répandez sur l'ensemble le murmure d'un demi-million d'hommes, la plainte éternelle du fleuve, les souffles infinis du vent, le quatüor grave et lointain des quatre forêts disposées sur les collines de l'horizon comme d'immenses buffets d'orgue, éteignez-y ainsi que dans une demi-teinte tout ce que le carillon central aurait de trop rauque et de gros aigu, et dites si vous connaissez au monde quelque chose de plus riche, de plus joyeux, de plus doré, de plus éblouissant que ce tumulte de cloches et de sonneries ; que cette fournaise de musique ; que ces dix mille voix d'airain chantant à la fois dans les flûtes de pierre hautes de trois cent pieds ; qud cette cité qui n'est plus qu'un orchestre ; que cette symphonie qui fait le bruit d'une tempête..."
(Fargue citant Hugo)
LE TIMIDE
À pas menus, feutrés d'appréhension, il s'est approché du comptoir. C'est là le but que s'assignait le combat qui prit naissance dans la rue. Entrerait-il ? Il est là, maintenant, fiché, attendant - comme une aumône - le verre qu'il a commandé d'une voix sourde... Il aimerait, comme les autres, pouvoir se manifester, parler... Il n’ose. Une longue succession d'épreuves est venu alourdir le complexe obscur qui mijote dans son effacement. Tout l'affole : les lumières, les glaces, les gens, le bruit. Une admiration jalouse lui vient pour le patron massif aux biceps de bœuf; et la sûreté infaillible du garçon, aux gestes de prestidigitateur, qui veille à la voltige des bouteilles, l'écrase, le bluffe. Il est le bouchon que balotte, engloutit, recrache, et submerge à nouveau la vague des épaules et des coudes anonymes. Insensiblement, par étapes, repoussant son verre, il a gagné un coin. Le mur gratiné de faïences, stoppe sa retraite, un percolateur ventru, maintenant le dissimule. La confiance renait de l'abri que lui offre le nickel éblouissant. Il risque un regard sur l'image que lui renvoie le flanc miroitant de la machine. Il essaie un sourire qui fidèlement lui est restitué. Il tente une moue dédaigneuse et se félicite de l'intérêt que, soudain, elle donne à sa pauvre gueule. Il grimace, se cure les chicots d'un bout d'allumette, avantage sa pose d'un coude artistement posé sur le rebord du zinc, redresse sa taille, incline son feutre verdi, cligne de l'œil, et le goût du monde en lui est revenu, commande d'une voix affermie : — … « Garçon, un quatre !…
André Beucler : Dimanche avec
Léon-Paul FargueOlivier BARROT présente le livre d'André Beucler sur
Léon-Paul Fargue.