Lettre à Mlle Leroyer de Chantepie,
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Prenez la vie, les passions et vous-même comme un sujet à exercices intellectuels. Vous vous révoltez contre l’injustice du monde, contre sa bassesse, sa tyrannie et toutes les turpitudes et fétidités de l’existence. Mais les connaissez - vous bien ? Avez-vous tout étudié ? Êtes-vous Dieu ? Qui vous dit que votre jugement humain soit infaillible ? que votre sentiment ne vous abuse pas ? Comment pouvons - nous, avec nos sens bornés et notre intelligence finie, arriver à la connaissance absolue du vrai et du bien ? Saisirons - nous jamais l’absolu ? Il faut, si l’on veut vivre, renoncer à avoir une idée nette de quoi que ce soit. L’humanité est ainsi, il ne s’agit pas de la changer, mais de la connaître. Pensez "moins à vous". Abandonnez l’espoir d’une solution. Elle est au sein du Père ; lui seul la possède et ne la communique pas. Mais il y a dans "l’ardeur de l’étude" des joies idéales faites pour les nobles âmes. Associez - vous par la pensée à vos frères d’il y a trois mille ans ; reprenez toutes leurs souffrances, tous leurs rêves, et vous sentirez s’élargir à la fois votre cœur et votre intelligence ; une sympathie profonde et démesurée enveloppera, comme un manteau, tous les fantômes et tous les êtres. Tâchez donc de ne plus vivre en vous. Faites de grandes lectures. Prenez un plan d’études, qu’il soit rigoureux et suivi. Lisez de l’histoire, l’ancienne surtout. "Astreignez - vous à un travail régulier et fatigant". La vie est une chose tellement hideuse que le seul moyen de la supporter, c’est de l’éviter. Et on l’évite en vivant dans l’Art, dans la recherche incessante du Vrai rendu par le Beau. Lisez les grands maîtres en tâchant de saisir leur procédé, de vous rapprocher de leur âme, et vous sortirez de cette étude avec des éblouissements qui vous rendront joyeuse. Vous serez comme Moïse en descendant du Sinaï. Il avait des rayons autour de la face, pour avoir contemplé Dieu.
Ce n'est pas une bonne méthode que de voir ainsi tout de suite, pour écrire immédiatement après. On se préoccupe trop des détails, de la couleur, et pas assez de son esprit, car la couleur dans la nature a un "esprit ", une sorte de vapeur subtile qui se dégage d'elle, et c'est cela qui doit animer en "dessous" le style. Que de fois, préoccupé ainsi de ce que j'avais sous les yeux, ne me suis-je pas dépêché de l'intercaler de suite dans une œuvre et de m'apercevoir enfin qu'il fallait l'ôter! La couleur, comme les aliments, doit être digérée et mêlée au sang des pensées.
Ce qui me semble beau, ce que je voudrais faire, c’est un livre sur rien, un livre sans attache extérieure, qui se tiendrait de lui-même par la force interne de son style, comme la terre sans être soutenue se tient en l’air, un livre qui n’aurait presque pas de sujet ou du moins où le sujet serait presque invisible, si cela se peut. Les œuvres les plus belles sont celles où il y a le moins de matière ; plus l’expression se rapproche de la pensée, plus le mot colle dessus et disparaît, plus c’est beau. p. 62 À Louise Colet.[Croisset] Vendredi soir [16 janvier 1852].
Ce qui me semble beau ,ce que je voudrais faire ,c'est un livre sur rien ,un livre sans attache extérieure, qui se tiendrait de lui-même par la force interne de son style, comme la terre sans être soutenue se tient en l'air ,un livre qui n'aurait presque pas de sujet ou du moins où le sujet serait presque invisible , si cela se peut.
Pour moi la littérature commence à m'être désagréable fortement. Je trouve cela tout bonnement impossible et comme avec l'âge le goût augmente et que l'imagination décroît, " c'est atroce ". A mesure qu'on perd de ses plumes on veut voler plus haut.
*RÉFÉRENCE BIBLIOGRAPHIQUE* :
_Pensées de Gustave Flaubert,_ recueillies par Caroline Franklin-Grout, Paris, Louis Conard, 1915, 106 p.
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