Trop longtemps, l'on a eu l'impression que la psychanalyse était surgie d'une intuition géniale et soudaine de
Freud, telle une fulguration en rupture avec son temps que rien ne permettait d'anticiper et qui cependant contrevenait au caractère diligent, scrupuleux, tenace et infatigable de son auteur. Conséquemment, les rapports de
Freud à l'hypnose – celle qu'il avait observée auprès de Charcot à la Salpêtrière à Paris, ou bien celle que, en opposition à celle-ci, « l'école de Nancy » de Liébeault et de Bernheim pratiquait, ou encore celle qu'ostracisait et raillait la neurologie allemande – ont été souvent mal compris, comme si le jeune docteur, après une pratique de plusieurs années sans doute infructueuse, avait éprouve de la repentance voire abjuré cette méthode thérapeutique en faveur d'une nouvelle de son cru, la psychanalyse. Il n'en est rien, bien entendu.
Ce livre se compose de deux parties d'égale envergure : «
Sigmund Freud, hypnotiseur » par le philosophe et historien de la psychanalyse
Mikkel Borch-Jacobsen, et un recueil de textes de
Freud sur l'hypnose, datés entre 1886 et 1893, dont des rapports, communications à des colloques, préfaces d'ouvrages de Charcot et de Bernheim traduits par lui-même, compte-rendus d'ouvrages, le récit d'un cas clinique couronné de succès concernant sa femme (anonymisée) et enfin quelques lettres inédites. Il témoigne d'une évolution graduelle et cohérente qui n'a rien d'une rupture mais tout d'une synthèse brillante entre les différentes interprétations de l'hypnose, les polémiques et les interrogations sincères de son temps, synthèse fondée sur une expérience en cours d'acquisition répondant aux réserves qu'un milieu encore majoritairement hostile émet à l'encontre de cette technique thérapeutique rejetée jusqu'alors. Les réserves, ce sont celles qui persistent encore aujourd'hui chez le profane : l'hypnose est-elle un état pathologique – éventuellement provoqué par l'hystérie, comme le comprenait Charcot ? Son usage est-il donc dangereux ? N'est-elle au contraire que suggestion, comme le soutenait Bernheim ? Et dans ce cas son usage thérapeutique relève-t-il du charlatanisme, comme lui reprochaient les Allemands ? Quels sont les critères de suggestibilité des personnes ? Quel est le rôle respectif de l'hypnotiseur et du patient dans la suggestion ? L'hypnose est-elle une méthode de guérison symptomatologique ou causale, provisoire ou définitive ? Quelles sont les causes de la résistance à guérir ? Quelle est la nature de la dépendance que le patient semble développer envers la méthode et celle des sentiments qu'il semble éprouver à l'égard du thérapeute ? Il est évident que ce sont les patients, et tout particulièrement les femmes appartenant à la très haute bourgeoisie financière juive de la Vienne fin-de-siècle, les principales clientes du jeune
Freud, et notamment Anna von Lieben et sa parente Elise Gomperz qui lui fournirent les éléments de réponse empiriques et théoriques à ces questions et qui le firent évoluer vers sa propre déclinaison de l'hypnotisme – avec la découverte du mécanisme psychique de la dissociation mais aussi le maintien du divan, avec une attention accrue aux causes traumatiques infantiles plutôt qu'aux symptômes, avec la prise de conscience déconcertante et contre-intuitive que l'hypnose légère sans catalepsie ni amnésie était plus apte à atteindre ses objectifs que l'hypnose profonde... Évolution en trois temps : d'un suggestion impérative à une suggestion visant à l'oubli du trauma à un procédé inverse, consistant dans la conscientisation de celui-ci. Il en ressort l'image d'un jeune praticien qui apprend et qui se trompe, qui se passionne et qui doit batailler pour se faire une place dans un milieu hostile, qui s'impatiente contre ses clientes « nerveuses », richissimes et détestables, qui se surprend devant ses quelques succès « petits mais remarquables »...