Certes, le plus grand plaisir que je pourrais avoir en ce moment, ce serait de me promener avec elle, de la reconduire quand elle vient, d'aller au Bois avec elle. J'ose à peine imaginer ce plaisir, qui serait si simple à obtenir si je pouvais mar- cher. Tant que l'impossibilité où je suis de marcher ne s'est pas trouvée en présence d'une possibilité de plaisir semblable, j'ai pu me résigner à ma réclusion sans trop souffrir. Mais depuis quelques jours ma souffrance morale est devenue telle que je me demande par quels crimes, par quelle dérogation épouvantable aux lois divines et humaines elle est justifiée - s'il est vrai qu'il faille attribuer à une volonté consciente les maux que nous subissons et interpréter le mal comme un châtiment. Oui, mon Dieu! qu'ai-je fait dont je sois responsable? Depuis longtemps je cherche les mots d'une prière, je cherche la formule d'un acte de foi assez solennel pour vous atteindre et je ne trouve rien qui soit digne de votre audience. Je ne sais pas quels mots il faut prononcer pour que vous daigniez vous pencher sur nos larmes et je ne suis pas sûr d'être entendu. Y a-t-il des termes particulièrement élus qui aient accès auprès de votre souveraine bienveillance ou l'élan du cœur suffit-il un geste pour toucher votre attention et déclencher de vous qui pouvez tout? Y a-t-il pour vous interroger des voies plus directes, des formules plus décisives que les balbutiements où notre faible intelligence s'égare?... Est-ce seulement cela que je voulais vous dire? Dès que je m'approche de vous, il me semble que je perds la conscience de moi-même, que je ne trouve plus ces mots, ces mots qui me mettraient comme de plain-pied avec vous. Mais si vous avez jamais été attentif à une imploration pardonnez ce que la mienne a d'imprécis et ne voyez, je vous en supplie, que sa sincérité et son élan. Ayez la bonté de m'éclairer et de ne pas faire de moi une chose affreuse, condamnée à l'immobilité perpétuelle et prête à recevoir toutes les noires suggestions du découragement et de l'ombre, au moment même où pour la première fois je commençais à trouver si intéressante la vie que vous m'avez donnée...
...Tout s'était aboli. Tout s'était aboli, comme s'il pouvait exister au monde quelque chose de plus important que ses sourires, quelque chose de meilleur pour l'âme ou de plus urgent que de contempler sa grâce, cette grâce si changeante et si périssable qu'on ne contemple jamais deux fois et qu'à ce titre seul on devrait aimer par-dessus tant de choses.
Qu'est-ce que tout cela qui n'est pas éternel? Car cette contemplation-là, plus que beaucoup d'autres soucis, nous rapproche de l'éternel et nous fait entrer un peu plus avant dans le mystère du monde, perçu à travers des apparences qui ne sont pas vaines. Précipité dans le courant de la vie qui propose à notre vénération tant de fausses idoles et tant de grandeurs frelatées, j'oubliais ce qui m'avait si longtemps charmé. A peine surnageait-il dans mon souvenir quelque blonde mèche fouettée au vent mais à peine visible quoique plongeant ses faibles et charmantes racines au plas profond, au plus vif de mon être. Tout le reste semblait arraché, avait reculé devant la vie, une vie avare, qui nous retire ses biens à mesure qu'elle nous les donne, ayant roulé dans les froids abîmes de l'oubli, avait sombré dans une mort fragmentaire, provisoire mais réelle. Ni la fleur cueillie dans les dunes, ni les cartes qui de temps en temps m'apportaient des baisers sommaires et sans parfum, n'avaient pu maintenir à la surface un visage si familier jadis et si charmant. Il n'était plus dans mon imagination, il n'était plus associé aux meil leures de mes joies, ni même de mes peines, je ne le sentais plus vivre...
Marie, photographe, lit "Baleine" de Paul Gadenne (Éditions Actes Sud, 2005)
Dans le cadre de "A vous de lire !" © Des auteurs aux lecteurs, 2010