Aller au bout de la parenthèse : l'échappée forestière, sensuelle et poétique de
Julien Gracq au coeur ardennais d'une guerre d'attente qui n'avait rien de drôle, en 1939-1940.
Sur le blog Charybde 27 : https://charybde2.wordpress.com/2024/03/25/note-de-lecture-
un-balcon-en-foret-julien-gracq/
Automne 1939 : l'aspirant Grange vient d'être affecté au front des Ardennes, tout près de la frontière belge, dans ce que l'on appelle alors du bout des lèvres une « drôle de guerre », face à une armée allemande devenue ennemie officielle et non plus simplement officieuse depuis l'invasion de la Pologne en septembre. Alors qu'on lui confie une maison forte au milieu des bois, bâtiment hybride dissimulant un bunker au rez-de-chaussée et au sous-sol sous le masque coquet d'une maisonnette civile au premier étage, obstacle qu'il devra tenir le moment venu en compagnie d'un caporal et de deux soldats, le jeune officier installe ses quartiers et ses routines, quasiment dans la forêt. C'est dans les bois qu'il rencontre Mona, jeune femme installée dans le minuscule hameau voisin en attendant une évacuation à venir, dont il devient l'amant au gré d'une véritable parenthèse teintée d'onirisme, alors que la guerre pourtant si proche semble résolument fort lointaine, jusqu'au 10 mai 1940, où, naturellement, tout s'écroule soudainement.
Publié en 1958, sept ans après «
le Rivage des Syrtes », qui lui avait apporté un prix Goncourt (qu'il devait refuser – comme «
La littérature à l'estomac », pamphlet paru l'année précédente, pouvait le laisser deviner), le quatrième roman de
Julien Gracq, sera aussi son dernier, avant qu'il ne délaisse définitivement cette forme (même si «
La Presqu'île », en 1970, contiendra à la fois une nouvelle et le fragment remanié du roman avorté qui devait d'abord succéder au « Rivage des Syrtes ») pour se consacrer pleinement et uniquement à une littérature sans doute encore plus personnelle, constituée de notes et d'observations travaillées d'une manière unique (on vous en parlera prochainement sur ce même blog).
Aucun texte de l'auteur – qui répugnait le plus souvent à revenir sur ce qu'il avait écrit -, et de loin, n'a suscité de sa part autant de commentaires ou de réponses aux questions posées par la critique : né certainement de son expérience personnelle de la guerre de 1940 (lieutenant au 137e régiment d'infanterie, il combattra autour de Dunkerque avant d'être fait prisonnier et de passer un peu moins d'un an dans un camp, dont il sera libéré du fait d'une infection pulmonaire), mais aussi, confiait-il, d'un long retour sur le terrain ardennais en 1955 et de la vision singulière de la « maison forte », mi-habitation innocente mi-blockhaus redoutable, dans un passage des « Communistes » d'
Aragon. C'est aussi à propos de ce texte que seront parfois évoqués les mécanismes fort distincts utilisés par lui et par
Claude Simon, dans sa « Route des Flandres » de 1960, pour rendre compte de l'expérience de l'attente et de la débâcle.
Julien Gracq lui-même a pu dire et écrire que, au fond, «
le Rivage des Syrtes » et «
Un Balcon en forêt » traitent de la même chose : l'attente médusée face à la guerre à la fois inexorable et incertaine. Mais là où le jeune aristocrate de la seigneurie d'
Orsenna, Aldo, nous plongeait dans une intense leçon d'
histoire et de géographie politique, voire de psychologie des foules, l'aspirant Grange nous entraîne dans un tout autre registre, celui d'une parenthèse curieusement enchantée où l'amour et la nature (on peut rappeler à ce propos que
Julien Gracq, presque autant que
Jean Giono auquel on songe pourtant plus naturellement, incarne bien fort dignement un nature writing à la française, dans ce roman comme dans d'autres de ses
oeuvres) jouent les premiers rôles pour échafauder non pas une récit réaliste (comme l'ont trop vite et mal lu certains critiques contemporains de la publication) mais bien une aventure intime jouant quasiment d'un onirisme décalé face à une tourmente qui approche (et dont les dernières pages du roman nous donnent bien plus qu'un formidable aperçu – comme diraient cette fois les marins).
Signalons aussi l'existence souvent trop oubliée du superbe film de Michel Mitrani, sorti en 1979, avec Humbert Balsan, Aïna Walle, Yves Alonso et Jacques Villeret, qui rend pleinement justice à ce roman magnifique, qui est peut-être bien, avec du recul, le plus paradoxalement achevé de ceux de
Julien Gracq.
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