AccueilMes livresAjouter des livres
Découvrir
LivresAuteursLecteursCritiquesCitationsListesQuizGroupesQuestionsPrix BabelioRencontresLe Carnet
EAN : 9782715262522
Le Mercure de France (04/01/2024)
4.15/5   10 notes
Résumé :
En 1956, Karim, adolescent, quitte l'Algérie pour la France, où il change de prénom. Ana, elle, fuit Malaga et l'Espagne franquiste en 1962 pour venir faire des ménages à Paris. Lorsqu'ils se rencontrent, chacun reconnaît en l'autre l'exilé qu'il est lui-même : ils se marient et fondent une famille. Ana sera concierge, Karim devenu Paul travaillera dans un atelier de confection, avant de devenir employé de banque. Ils auront deux enfants, la narratrice et son frère.... >Voir plus
Que lire après L'impossible retourVoir plus
Critiques, Analyses et Avis (5) Ajouter une critique
Deux immigrés, une même volonté
Dans ce premier roman sensible, Nathalie Hadj raconte l'exil de son père algérien et celui de sa mère espagnole. Après leur décès, elle essaie de mettre des mots sur leurs silences, de découvrir enfin leurs secrets et leurs aspirations. Une chronique émouvante.

2014, 1956, 1962. Autour de ces trois dates, trois histoires vont s'entremêler, trois histoires qui commencent par trois départs. Il y a d'abord le plus douloureux, l'ultime voyage d'un père emporté par la maladie. Un père que sa fille assiste, décidée à la croire jusqu'au bout quand il affirme qu'il ne boit plus.
On le retrouve en 1956. Il est alors adolescent, s'appelle Karim et prend le bateau qui le fera quitter son Algérie natale pour la France.
Enfin 1962 est l'année où Ana choisit également l'exil. Dans une Espagne franquiste qui ne lui offre un avenir qui lui fait de plus en plus peur, elle choisit de quitter Malaga pour aller rejoindre sa soeur à Paris. Sa dernière lettre lui fait espérer des lendemains qui chantent à l'ombre de la tour Eiffel.
Mais pour l'un comme pour l'autre, le déracinement est une épreuve, la France est loin d'être l'eldorado. Karim constate très vite que la France, en proie aux événements, se méfie des arabes. Ana déchante quand elle découvre la minuscule chambre de bonne de sa soeur qu'il n'est pas question de partager.
Karim va trouver un emploi de manutentionnaire chez Monsieur Jean. Ce juif polonais va lui conseiller de changer de prénom, lui expliquant que lui aussi avait dû changer de prénom, de nom même: «je ne m'appelle pas Jean Izard mais Jakub Itskowitz. On ne trahit personne en changeant de nom, ni même de nationalité. C'est une question de survie, Karim, on ne peut pas prévoir ce qui va se passer. Je n'aurais jamais cru que je finirais là-bas, dit Monsieur Jean, en retroussant la manche de sa chemise pour montrer les numéros tatoués sur son avant-bras gauche.»
Dès lors, "Paul" peut voir l'avenir avec davantage de sérénité. Et s'intéresser à Ana, la plisseuse que tous dévorent du regard. La jeune femme va accepter de découvrir Paris à ses côtés lors de longues promenades, tout comme elle acceptera quelques semaines plus tard sa demande en mariage. le couple va s'installer dans une loge de concierge rue Édouard-Lockroy, dans le XIe arrondissement. C'est là que vont grandir la narratrice et son frère, assignés à s'intégrer et à réussir pour justifier les heures et les heures de travail de parents qui rêvent un avenir meilleur pour leur progéniture.
La loge va alors devenir un vrai poste d'observation, car les habitants de l'immeuble n'hésitent pas à faire leurs confidences les plus intimes à Ana. Elle a beau faire marcher sa machine à coudre pour que sa fille n'entende pas, au moins par bribes la jeune fille va ainsi découvrir la complexité des relations humaines.
Elle va aussi constater combien son père est mal à l'aise quand on évoque son Algérie natale et combien le traumatisme de l'exil est fort. Il sent bien que de l'autre côté de la Méditerranée, il n'est plus considéré comme l'un des leurs.
Il en va tout autrement de son épouse qui se réjouit tous les ans de retourner à Malaga pour les vacances et rêve de retourner au pays après sa retraite. Une aspiration qui va la ronger toute sa vie: «Ma mère tenait debout tant qu'elle pouvait croire à son retour au pays mais dès que La réalité l'assaillait et la mettait face à l'impossibilité de réaliser la plupart de ses illusions, elle sombrait dans un état de désespoir tel qu'elle devenait un automate, hermétique au monde.»
Ce sont ces silences, ces douleurs impossibles à exprimer que Nathalie Hadj va chercher à comprendre en rassemblant des témoignages, en creusant dans ses souvenirs, en cherchant dans les rares archives. Cette histoire, dont l'aspect autobiographique ne fait guère de doute, est tout à la fois le témoignage d'une intégration réussie pour deux enfants qui ont su saisir leur chance et la chronique de l'impossible retour pour des parents déracinés.
Le style fluide, l'écriture très soignée venant relever avec force les failles de ces deux parcours et raconter une France qui alors savait être ouverte et solidaire, riche de ses différences, sans pour autant sombrer dans l'angélisme. La dramatique manifestation de 1961, réprimée dans le sang, est là pour le rappeler. On retiendra cependant le courage et la dignité de ces exilés et la naissance d'une autrice, à laquelle on souhaite le même succès qu'à Maria Larrea avec Les gens de Bilbao naissent où ils veulent, un roman à la même forte teneur autobiographique. Il n'est besoin que de lire les touchants mots de remerciements pour s'en rendre compte: «J'offre ces mots perdus à mon père, Rabia/André, pour qu'ils servent d'échelle jusqu'à lui et s'élèvent au-dessus des silences qui nous ont empêchés de nous dire combien nous nous aimions. À ma mère, Maria, qui a écouté tous les mots/maux des autres et qui aujourd'hui est enfermée dans le silence du passé, et à ma fille, Margaux, mon plus grand soutien, ma lumière et ma force.»
((Babelio – Lecteurs.com – Livraddict))
NB. Tout d'abord, un grand merci pour m'avoir lu! Sur mon blog vous pourrez, outre cette chronique, découvrir les premières pages du livre. Vous découvrirez aussi mon «Grand Guide de la rentrée littéraire 2024».Enfin, en vous y abonnant, vous serez par ailleurs informé de la parution de toutes mes chroniques.

Lien : https://collectiondelivres.w..
Commenter  J’apprécie          390
Lorsque la fin est proche, les silences se font lourds et les questions deviennent obsédantes. Et pourtant le décès des proches crée une urgence, une obsession de combler les non-dits d'une histoire trop lourde pour être partagée.

Le père est algérien, la mère a dû quitter l'Espagne de Franco, et c'est ce pays qui est son paradis perdu, celui où elle rêve de retourner vivre un jour, séjournant en France comme en transit. C'est à Paris qu'ils se sont rencontrés, mais leur seul point commun est l'exil. La fidélité du couple tiendra plus au code de l'honneur qu'à l'amour…

La narratrice convoquera ses souvenirs d'enfance, les témoins de cette période lointaine pour essayer de comprendre son histoire


On retrouve dans ce premier roman un thème souvent développé, celui des racines mouvantes, et de la sensation de n'être nul part chez soi. Sans jugement sur ce que le couple a fait de sa vie commune, l'autrice exprime avec délicatesse et respect ce bagage culturel complexe que représente l'exil.


200 pages Mercure de France 4 janvier 2024

Lien : https://kittylamouette.blogs..
Commenter  J’apprécie          330
L'impossible retour, c'est essentiellement celui de sa mère qui, exilée espagnole, nourrit le rêve impossible de retourner s'installer avec sa famille sur les lieux de son enfance, de sa jeunesse, de son bonheur fantasmé...
Car de bonheur, il n'en est pas beaucoup question pour cette dernière dans ce livre. Cette mère semble assez épouvantable au premier abord, et c'est dans l'exploration de son histoire, de la compréhension des forces qui agissent souterrainement que notre vision de celle-ci s'adoucit quelque peu. C'est plus facile à appréhender pour son père, réfugié algérien construisant une vie modeste et digne en France, pays colonisateur mais pays ouvrant une possible voix vers un avenir meilleur, au moins pour ses enfants, dont la narratrice, Margot...
C'est surtout son histoire à lui qui est approfondie dans ce roman, avec en point d'orgue, un célèbre 17 octobre 1961...
Margot, comme son frère Thomas sont français, issus de l'immigration comme on dirait aujourd'hui comme si en France, nous n'étions pas tous un peu issus de l'immigration. A ce titre, ils vivent les mêmes espoirs, les mêmes difficultés, les mêmes affects que leurs camarades du même âge
Comment imaginer un "retour" dans une Terre qui n'est pas celle de cette famille multiculturelle, multiraciale...
Voilà, c'est un très joli roman apparemment un peu autobiographique qui nous offre une galerie de personnages assez représentatifs de cette époque et dont le moteur est ce fameux ascenseur social qui a fonctionné pour la narratrice.
Ce roman, c'est un Annie Ernaux de l'immigration qui s'adresse à nous avec beaucoup de sensibilité.
Commenter  J’apprécie          260
Le livre commence avec la mort du père de la narratrice; celle-ci s'aperçoit qu'elle ne connait pas grand chose de son père et elle va enquêter pour découvrir qui il était vraiment. En 56, il quitte l'Algérie: il s'appelle Karim, il a 16 ans et son copain vient de se faire assassiner sous ses yeux. A Paris, il devient Paul sur les conseils d'un juif polonais qui a connu les camps: ce dernier va l'embaucher jusqu'à la fermeture de l'atelier de confection . Paul est au chômage, c'est sa femme qui fera bouillir la marmite, ils ont deux enfants, la narratrice et Thomas. Elle est concierge, espagnole,elle a fui le franquisme.
Chaque année, la famille passe des vacances à Malaga ce qui fait revivre Ana. Une seule fois le père exprime son désir d'aller plutôt en Algérie. La mère et les enfants ne sont pas enthousiastes mais le père leur demande: essayez d'aimer aussi mon pays...il n'y a jamais de place pour moi.
Il dit aussi pour excuser son mutisme sur sa vie en Algérie:"la mémoire, c'est le travail des descendants de ceux qui ont souffert, les victimes, elles, doivent tout oublier et se taire pour pouvoir survivre"
C'est donc à sa fille de reconstituer le puzzle; elle découvre que même entre copains, ils ne parlaient pas de ce qu'ils avaient vécu: "on buvait sans mot dire, on s'abrutissait pour faire barrage aux souvenirs, aux scènes auxquelles on avait assisté et qui nous assaillaient sans répit. C'est le 17 octobre 1961 que l'on nous a achevés, c'est ce jour-là que ton père s'est emmuré dans le silence."
Je rapporte ce qui concerne le père parce que c'est ce qui m'a le plus touchée mais il y a aussi les confidences faites à la mère, concierge à qui tout l'immeuble se confiait. Un père a tué sa fille parce qu'elle fréquentait un garçon et avait couché avec lui. Une femme se révèle être une prostituée etc.
La narratrice n'a pas de bons rapports avec sa mère (insupportable, je trouve) surtout depuis son comportement à la mort de Paul. C'étaient deux exilés paumés l'un venant d'Algérie, l'autre fuyant Franco qui s'étaient rencontrés, mariés puis s'étaient éloignés l'un de l'autre. Toute la place était prise par la mère, jamais contente.
c'est sa mère qui lui donne l'idée d'écrire leur histoire"Il faut que je transforme leur vie en mots parce que les mots résistent à l'absence et que, même quand on ne les prononce pas, leur silence parle.
Sans doute assez autobiographique, ce roman bien écrit donne envie de suivre cette autrice dont c'est le premier roman.

Commenter  J’apprécie          120
"L'impossible retour" de Nathalie Hadj Est un roman scrutant les secrets familiaux et les racines culturelles.
À la disparition de son père, la narratrice réalise qu'elle connaît peu de choses sur l'histoire de ses parents...
En revisitant ses souvenirs d'enfance et en interrogeant les témoins de l'époque, elle voit sa mémoire et son passé familial...
Nathalie Hadj est une auteure française née d'une mère espagnole et d'un père algérien.
Lien : https://lapressedusoir.fr/li..
Commenter  J’apprécie          40


critiques presse (2)
Culturebox
18 mars 2024
Retrouver la mémoire familiale, combler les silences d'un père qui a dû fuir son pays et les siens, en pleine guerre d'Algérie. Un premier roman plein d'amour, de sensibilité et de dignité signé Nathalie Hadj.
Lire la critique sur le site : Culturebox
LeMonde
20 février 2024
Au fil d’une plume sensible et poétique, ce tableau vivant d’un quartier populaire, au carrefour de ces expériences croisées, explore plusieurs facettes de la notion d’exil, qu’il soit effectif ou plus intérieur.
Lire la critique sur le site : LeMonde
Citations et extraits (6) Voir plus Ajouter une citation
…la mémoire, c'est le travail des descendants de ceux qui ont souffert, les victimes, elles, doivent tout oublier et se taire pour pouvoir survivre.
Commenter  J’apprécie          150
(Les premières pages du livre)
Première partie
LES DÉPARTS
22 avril 2014
Il est là, allongé sur son lit, les bras croisés sur sa poitrine, le regard perdu mais intense, rempli des émotions qu’il étouffe sous ses paupières tombantes. Ses lèvres semblent scellées, elles ne s’ouvrent même pas pour expirer. Des sourires qu’arborait si souvent cette bouche pulpeuse, il ne reste plus que les deux seules rides de son visage, comme des coups de canif sur ses joues creuses. De temps à autre, ses yeux parcourent la chambre, les moulures du plafond, la télévision sans le son, la chaise où sont posées ses affaires, pour revenir vers la fenêtre qui lui offre un petit coin de ciel.
Mon père, c’est le silence, un silence lointain, épais, le silence maladroit de celui qui craint les mots et qui les retient comme des aliments qu’on mâche difficilement sans parvenir à les avaler. Il y a longtemps qu’il a décidé de ne plus rien dire, de s’effacer, si discret qu’on perçoit à peine sa présence. On l’oublie et il ne s’en plaint pas. Il ne reproche jamais rien à personne, comme si son glissement vers la transparence était dans l’ordre des choses.
Lui qui n’a jamais voulu aller voir un médecin de sa vie, il a l’air presque content d’être hospitalisé. Il trouve que sa chambre ressemble à celle d’un hôtel et que les infirmières sont très aimables. On ne lui a rien dit, Thomas et moi, mais c’est justement pour nous assurer qu’on le traiterait correctement, qu’on ne le jugerait pas à sa peau mate, ses cheveux frisés, ses deux dents en or, à sa tête d’Arabe, en somme, qu’on l’a placé dans une clinique privée. Ici, ils sont obligés de lui sourire, de faire semblant de s’intéresser à lui. Et puis, surtout, il n’y a pas d’horaires de visite, je peux être à ses côtés toute la journée, même si on se parle à peine. Il sait que je suis là et je devine que ça lui fait du bien. C’est tout ce qui compte.
Il ne semble pas avoir mal. Il accepte, sans même grimacer, toutes les perfusions, prises de sang, piqûres et tous les examens que les médecins lui prescrivent. Lui si frêle, si maigre, fragile, qui peine à marcher, semble soudain être doté d’un squelette en acier et d’une force prodigieuse. L’espace d’un instant, il redevient ce héros qu’il était pour moi, quand j’étais petite fille, surtout lorsqu’on lui enfonce les seringues et qu’il élève, en silence, son profil de sphinx, au fur et à mesure que l’aiguille pénètre sa veine frémissante. C’est justement parce qu’il ne semble pas souffrir que je me dis que ce n’est rien de grave, qu’il va s’en sortir. Pourtant, les résultats des premières analyses laissent présager le contraire. Il a de l’hypotension alors que ça fait des années qu’il suit un traitement pour l’inverse. Il a une grosse anémie, ses reins fonctionnent à minima, son foie a grossi. Je surprends le médecin en train de faire une grimace en analysant sa radio des poumons.
« Votre père a eu des pneumonies ? me demande-t-il.
— Des ? Au pluriel ? Je n’ai même pas le souvenir qu’il en ait eu une.
— Et est-ce qu’il a eu une tuberculose ?
— Non, pas à ce que je sache. »
Il n’a pas l’air de me croire et baisse les yeux dans un geste de résignation teintée de pitié. Il doit se demander quelle histoire de famille se cache derrière mon ignorance. S’il voulait bien me poser la question, je lui répondrais que je ne sais rien d’autre de mon père que ce à quoi j’ai assisté. Rien de sa vie d’avant, de son enfance en Kabylie, de sa jeunesse à Paris, de son histoire familiale, de ses amours. Alors les maladies, c’est un registre auquel je n’ai jamais eu accès. D’ailleurs, je ne l’ai jamais vu souffrant. Pas une grippe qui l’a cloué au lit, pas de fièvre, pas un seul congé maladie en quarante ans de travail. Comme une chasseuse de papillons, il m’a fallu attraper au vol des bribes de conversation pour reconstituer le passé de mon père. Avec ces morceaux, j’ai recomposé le patchwork de sa vie, mais il manque des pièces et je viens juste de prendre conscience, là, devant ce médecin, que mon père est comme un livre dont on aurait arraché les premières pages et que, pour le comprendre, il m’a fallu imaginer ce qui ne m’a pas été raconté.
Le médecin reprend le diagnostic. Mon père a sans doute une hémorragie interne mais on en ignore pour l’instant l’origine. Il est si faible qu’il faudra attendre que les transfusions de sang fassent leur effet pour pouvoir procéder à des examens plus poussés. Il a l’air si calme, si serein que j’ai du mal à croire qu’à l’intérieur tout se détraque.
« Votre père boit ?
— Non, plus depuis des années. »
Là encore, je sens que le regard fuyant du médecin et que la feuille qu’il agite entre ses mains taisent des commentaires que je peux facilement deviner, du genre : « Mais ma petite dame, vous n’êtes vraiment au courant de rien ? Vous faites semblant ou vous avez du mal à voir les choses en face ? » Certes, j’ai toujours fait l’autruche ; à vrai dire c’est pratiquement la seule manière de survivre au sein de cette famille. Regarder ailleurs, ne pas mettre des mots sur les maux, c’est une stratégie que j’ai apprise très tôt pour maintenir à distance la douleur. D’ailleurs je suis la seule à avoir toujours défendu mon père quand ma mère et mon frère se plaignaient de sa consommation d’alcool. Pour moi, il ne buvait pas plus que les autres. Il allait au café tous les soirs après le travail, comme tous les hommes du quartier. Il payait sa tournée chez Jeanine et il rentrait à la maison pour dîner, avec son France Soir sous le bras et une baguette qu’il posait sur la table. À son retour, il était gai, souriant, nous prenait dans ses bras, mon frère et moi, plaisantait et ne semblait pas entendre ma mère qui gigotait derrière et se plaignait de l’heure à laquelle il arrivait et surtout du fait qu’il dépense son argent pour inviter les paumés du quartier.
C’est curieux, lui qui a passé sa vie à cacher ses tatouages sous des chemises à manches longues qu’il n’enlevait même pas sur la plage, il n’a plus cette pudeur ici. Je revois à nouveau, après tant d’années, cette rose à l’encre bleue sur son avant-bras, qui semble s’effacer comme lui, puis un symbole que je présume kabyle qui consiste en quatre traits, comme les pointes d’une croix, et une date, 1956, que j’imagine être celle de son arrivée en France, pendant la guerre d’Algérie. Mais ça peut être autre chose parce que je ne sais même pas à quoi correspondent les marques sur son corps et que cette ignorance est d’autant plus douloureuse qu’elle me renvoie à une évidence cruelle : je connais à peine l’homme que j’aime le plus au monde.
« Tu vois, papa, le médecin dit que l’alcool a fait des dégâts sur ton foie.
— Il ne dit que des conneries, comme tous les médecins. Je ne bois plus une goutte depuis des années et puis, de toute façon, je n’ai jamais bu au travail, jamais de la vie. »
Quand mon père veut être catégorique et convaincant, il accompagne ses dires d’un geste énergique, un grand non qu’il fait en l’air avec son bras, index pointé vers le ciel comme s’il agitait la baguette invisible d’un chef d’orchestre.
« Tu sais, chez Harmis, si je m’étais trompé sur la coupe du tissu ne serait-ce qu’une seule fois, j’aurais été mis à la porte. Jamais de la vie je n’ai bu au travail. Ça, c’est encore les conneries de ta mère.
— Mais, papa, là, ça n’a rien à voir avec maman, c’est le médecin qui le dit.
— Ben, il dit des conneries comme ta mère ! »

1956
Karim était assis sur le pont du paquebot. Recroquevillé sur le plancher humide, la tête enfoncée dans ses genoux. Il fermait les yeux, non pas pour pleurer, un homme ça ne pleure pas, mais plutôt pour retenir les dernières images des siens, les garder en tête avec la netteté que le souvenir immédiat pouvait encore lui permettre. Il voulait les marquer comme une empreinte dans sa mémoire parce qu’il savait que le temps agirait comme une éponge et que leurs visages finiraient par se diluer comme une aquarelle sous la pluie. Il revoyait le visage anguleux de sa mère, cette peau fine et lumineuse, d’une pâleur presque olivâtre, marquée au front et au menton de tatouages berbères, et il regrettait déjà d’avoir voulu jouer les hommes et de ne pas avoir su pleurer comme l’enfant qu’il était, en se blottissant dans ses bras.
Karim commençait à avoir peur de l’immensité de cette mer qui l’entourait, du bruit des vagues frappant la coque noire du Ville d’Alger qui le menait à Marseille mais, s’il y avait bien une chose qui lui serrait les tripes et fermait son diaphragme au point de l’étouffer, c’était son incapacité à imaginer ce qui l’attendait de l’autre côté de la Méditerranée.
Tout s’était passé très vite. La veille encore, sa vision du monde était si réduite qu’elle se limitait à celle de son village, perché dans les montagnes de la wilaya de Tizi Ouzou. Au-delà, le néant. Et puis soudain, il se retrouvait là, propulsé sur ce bateau, sans préavis, au milieu de cette mer hostile, avec pour seule arme face à ce futur incertain sa langue, le français, qu’il était si fier de parler sans une pointe d’accent et d’écrire sans fautes. Rien d’autre que ça pour survivre, à part l’adresse d’un oncle à Paris, griffonnée sur un bout de papier.

Quelques jours avant, à l’aube, il avait arpenté les ruelles du village, se collant aux murs de pierres ocre pour reprendre son souffle de temps à autre et surveillant sans cesse qu’il n’était pas suivi. Seul, dans cette obscurité moribonde, il ne pouvait palper que le silence qui venait de gagner un bras de fer contre les cris qui étaient sortis des maisons toute la nuit durant. Les hurlements de douleur du début s’étaient transformés en plaintes, puis peu à peu en gémissements, jusqu’à s’éteindre complètement. Cette absence de bruit offrait une quiétude suspicieuse, la sérénité qui ne s’atteint que lorsque la mort s’est présentée dans chaque demeure.
Lorsque Karim arriva à la fontaine, Hocine était déjà là, impatient, avec son baluchon à terre, séchant nerveusement à l’aide d’un mo
Commenter  J’apprécie          20
Monsieur Jean aurait pu lui dire qu’il ne voulait pas de problèmes et qu’il serait préférable qu’il cherche du travail ailleurs, cependant il se dit qu’il était arrivé à un âge où il pouvait se permettre l’audace d’aider un inconnu qui lui ressemblait de façon troublante. Il avait devant lui un gamin perdu auquel il ne pouvait pas reprocher son engagement politique parce qu’il comprenait sa cause, parce que sa propre histoire le situerait toujours, en cas de guerre, du côté des vaincus, parce que lui, Monsieur Jean, homme d’affaires reconnu, avait désormais le pouvoir d’agir selon sa conscience et son instinct, celui-là même qui lui avait valu d’être encore en vie.
Commenter  J’apprécie          110
Raconter mes parents, c'est m'essayer à l'art du kintsugi, cette tradition japonaise qui consiste à restaurer des pots cassés à l’aide de pâte d’or en faisant en sorte que la réparation soit plus belle que la pièce originale. Je ne dispose que de morceaux de leur histoire, c'est pour cette raison qu’il faut ainsi que j’aligne avec minutie mes souvenirs, tous, ceux qui jaillissent spontanément comme la vapeur soudaine quand on soulève un couvercle, et ceux qu'il faudra aller chercher et extraire au forceps. Il faut que je transforme leur vie en mots parce que les mots résistent à l'absence et que, même quand on ne les prononce pas, leur silence parle. p. 197
Commenter  J’apprécie          80
Pas si vite, Karim. Je comprends votre situation, trop bien d’ailleurs. Je vais vous mettre à l’essai une semaine comme manutentionnaire et, si vous faites vos preuves, vous pourrez rester parmi nous, mais avant de commencer, il va falloir changer de prénom. Karim, ça fait trop arabe et, par les temps qui courent, mieux vaut ne pas trop attirer l’attention. Vous êtes encore peut-être trop jeune pour le comprendre, mais un prénom, c'est comme un vêtement, vous pouvez en changer autant que vous voudrez, l'essentiel, c’est de ne pas perdre ce que vous êtes vraiment. Vous continuerez d’être un Kabyle d’Algérie et moi un juif polonais. Moi aussi j’ai dû changer de prénom, de nom même, je ne m'appelle pas Jean Izard mais Jakub Itskowitz. On ne trahit personne en changeant de nom, ni même de nationalité. C’est une question de survie, Karim, on ne peut pas prévoir ce qui va se passer. Je n'aurais jamais cru que je finirais là-bas, dit Monsieur Jean, en retroussant la manche de sa chemise pour montrer les numéros tatoués sur son avant-bras gauche.
— Vous n'êtes pas français ?
— Si, sur les papiers, mais ça ne signifie rien. Je suis juif, rien d'autre, et je ne suis chez moi nulle part, et partout à la fois. À partir de maintenant, si vous le voulez bien, vous serez Paul. p. 45
Commenter  J’apprécie          00

autres livres classés : algérieVoir plus
Les plus populaires : Littérature française Voir plus

Lecteurs (36) Voir plus



Quiz Voir plus

Petit quiz sur la littérature arabe

Quel est l'unique auteur arabe à avoir obtenu le Prix Nobel de littérature ?

Gibran Khalil Gibran
Al-Mutannabbi
Naghib Mahfouz
Adonis

7 questions
64 lecteurs ont répondu
Thèmes : arabe , littérature arabeCréer un quiz sur ce livre

{* *} .._..