@
Camera obscura de @
Gwenaëlle Lenoir est un livre d'une puissance phénoménale.
Les hommes sont fous. Notre terre tourne avec des hommes fous, devenus fous, rendus fous ; des bourreaux, des victimes, des victimes, des bourreaux ; des gouvernements tout puissants qui massacrent, torturent, exterminent ; des pays où un soupir peut être interprété comme un acte terroriste. Terroriste ? Oui ? Non ? Selon sa place sur l'échiquier politique. Selon l'époque. Notre monde n'a-t-il pas toujours été fou ? En France, lors de la 2ème guerre mondiale, sous le régime totalitaire de Vichy, nous avions nous-aussi nos terroristes. Il s'agissait alors de
Jean Moulin ou d'autres résistants. Un monde où la peur devient compagne. La peur stupéfie, sidère mais elle révèle. Toujours.
Dans un pays du Moyen-Orient, un homme au long cou tétanise la population.
Lire @
Camera obscura de @
Gwenaëlle Lenoir, c'est comme se prendre un coup de poing dans le ventre. Cette lecture coupe le souffle.
@
Camera obscura, c'est l'histoire d'un Syrien dans un contexte de cécité concertée. A l'international, les pays font mine de vouloir aider à trouver une solution politique mais les dictateurs d'ici ou là savent que les intérêts géopolitiques, économiques ou stratégiques des autres pays leur donnent le plus efficace des blancs-seings.
En réponse à la révolution pacifique et tellement pleine d'espoir de 2011, la vie en Syrie devient la quintessence d'un enfer totalitaire. La répression de Bachar el Assad est de plus en plus sanglante. Tortures, enlèvements indiscriminés, exécutions sommaires, procès à qui il ne reste du procès que le nom et le tout dans un climat d'insécurité attisé en permanence. Assad, entouré de ses militaires, miliciens, mouchards et autres affidés, a soigneusement maillé son filet et il surveille également le niveau d'enthousiasme de la population lors des nombreux événements dédiés à sa personne. le culte de la personnalité, Staline, perpétrant des horreurs, menant de front sa politique totalitaire, avait déjà montré le chemin. Chacun devait admirer et obéir au Grand Homme. Cette méthode du culte de l'homme providentiel sera souvent reproduite dans ces mêmes régimes politiques. Bachar el Assad en fait son miel.
@
Camera Obscura commence comme l'histoire d'un jeune couple que l'on pourrait croire ordinaire, une femme, un homme, deux enfants, du travail et la sécurité dans les bras l'un de l'autre, l'intimité comme unique espace de liberté. Unique espace de liberté ? Ça fait tousser. Toujours être sur ses gardes : « Ce n'est pas prudent. ». Combien de fois cette phrase est-elle répétée dans le livre ? Tout le monde se méfie de tout le monde. La vie des Syriens, c'est comme un perpétuel travail d'équilibriste et ils ne sont pas si mauvais dans leurs nombreux et obligés numéros. Les filles du jeune couple fredonnent la dernière chanson apprise à l'école sur la grandeur du dictateur. Des gages ostentatoires d'adhésion, il faut en donner à ce régime autoritaire, bouche sèche et poings serrés. Sinon, « Ce n'est pas prudent. ». Pour le reste, tout se joue dans la sphère intime. Dans le silence, il exècre cette situation, César. Oui, César, c'est le pseudo de ce Syrien extraordinaire. Cinq lettres gravées dans la peur, la sueur et le sang. César est un photographe de cadavres déposés dans une morgue militaire. Photographe légiste, c'est son métier. Pour ne rien oublier, César, dans ce contexte où chaque Syrien est une cible potentielle, a pris l'habitude de garder en lui ses mots et ses pensées interdites qui ne cessent de virevolter, de se cogner et de dire la révolte dans sa tête. On ne peut quand même pas oublier qui l'on est, non ? Sa femme et lui regardent les infos interdites mais pour leurs filles, il ne faut même pas qu'elles puissent entendre le moindre souffle de la première syllabe d'un mot de critique ou d'opposition au régime. Voilà la réalité. Voilà la fatalité.
Voilà comment César devait protéger sa famille. Mais cette vie-là, il a fini par ne plus pouvoir s'en accommoder. Il n'en voulait plus, pour lui et encore moins pour ses enfants. Il n'en pouvait plus.
« Je devinais ses globes oculaires sous ses paupières gonflées. Je ne voulais pas savoir ce qu'ils avaient vu. J'ai regardé l'étiquette à son poignet droit, elle disait qu'il s'appelait Azzam Azzaz et qu'il avait seize ans. J'ai senti les larmes monter de ma gorge et je me suis réfugié derrière mon appareil. J'ai photographié Azzam. de haut en bas, centimètre par centimètre. Et puis encore de bas en haut. J'ai tout photographié. Chaque trace. Chaque coup. Chaque traînée de sang. Chaque os. J'ai fait pareil pour les autres. J'ai coincé mes larmes dans ma gorge et j'ai photographié. » (Trois)
César n'était pas né pour être un héros, il ne l'aurait même pas voulu. César tremblait pour sa famille. A certains moments, l'angoisse devenait si forte que s'il avait pu, il se serait barré en courant… Mais non, il ne pouvait laisser ce monde-là, son pays abîmé « dans des flots de sang » ; il ne pouvait laisser le pays de ses ancêtres devenir ce théâtre de crimes de guerre, de crimes contre l'humanité. Alors, il y est allé, César ; jusqu'au bout. Photos dupliquées sur une clé USB, clés USB exfiltrées et pour finir, lui-aussi exfiltré.
Il a fait passer la frontière à des milliers de photos qui ont permis à tant de Syriens de connaître enfin le sort de leurs proches disparus. Ces cadavres torturés, énucléés, aux organes génitaux coupés, ces hommes, ces femmes torturées et violées jusqu'à de très jeunes êtres, presque encore des enfants, morts en portant leur tee-shirt Mickey préféré, il les a vus, César, de plus près que n'importe qui. Ces visages, ces corps brisés, il les a regardés en face, ces cadavres si nombreux, de plus en plus nombreux, ces cadavres qu'on ne savait plus où mettre et qui par terre, disposés n'importe comment dans la cour de la caserne, déclenchaient des rires salaces. Ce n'est pas humain cette indécence, ce manque de respect, cette barbarie. Cette injustice.
@
Gwénaëlle Lenoir nous transmet, avec infiniment de retenue et de délicatesse, l'état de César, de ses perpétuels doutes allant croissant, de ses questions sans autre réponse que celles du fait du prince, le climat autoritaire et arbitraire de son pays, cette permanence de terreur viscérale avec cette sueur qui poisse la peau, cette atmosphère irrespirable dans laquelle César vit de plus en plus mal. Les réseaux de résistance au régime lui évitent de devenir, à son tour, un cadavre parmi d'autres, photographié par un nouveau photographe légiste de la morgue militaire.
@
Gwenaëlle Lenoir a bâti son roman en retraçant l'histoire réelle de cet homme intranquille et son talent d'auteure est immense pour nous faire réaliser à quel point César est notre frère en humanité. Nous descendons avec lui au plus profond de son âme et de ses tripes. Avec des phrases concises, précises, directes et comme écrites au rythme des battements irréguliers de son coeur, nous le voyons, César. Notre vue n'a plus rien de flou et nous avons envie de lui tendre la main. « Je ne pouvais rien pour eux, seulement les photographier. Seulement refuser de participer à la danse macabre orchestré […] de ce pays […] » (Seize). Comme dans toutes les situations de résistance à l'oppression où les décisions se prennent très rapidement, in situ, @
Gwénaëlle Lenoir va à l'essentiel. Elle ne s'encombre pas de l'inutile. Et elle réussit à nous projeter physiquement dans les sensations de César. Notre respiration se bloque, nous étouffons avec lui, nous sentons le poids de toutes ses questions et en particulier celles de mari et de père. Cela le taraude et nous taraude. Que va-t-il se passer ensuite ? Et les répercussions après ce séisme ? Quelles seront-elles ?
La prose de @
Gwénaëlle Lenoir est humble et pudique. Ses mots sont souvent durs à avaler ; ils ont un goût de limaille mais le texte reste beau. Presque un oxymore avec le thème de l'ouvrage.
Avec @
Camera obscura, @
Gwénaëlle Lenoir rend un bouleversant hommage à cet homme remarquable qu'est César, à ce héros qui n'aurait peut-être jamais parié sur lui-même.
Cet ouvrage est poignant et le lire à cet instant, alors que tant de pays sont dévastés par la guerre et que sont commis impunément des crimes contre l'humanité, des crimes de guerre et des exactions tout le temps, nous fait réfléchir à nouveau sur la fraternité humaine et alors seulement une possible justice.
Aucun être humain exilé de son pays ne l'a quitté dans la joie et la bonne humeur. S'en aller pour x ou x raison, le choisir ou y être contraint, c'est toujours une douleur.
@
Camera obscura est un roman magnifique qui contient l'humanité entière en peu de pages. Votre livre nous permet de nous décentrer. L'Europe n'est pas le monde. Merci, @
Gwenaëlle Lenoir. Infiniment.