La réédition sous forme d'intégrale d'une oeuvre inachevée peut sembler un choix éditorial hasardeux. Ce diptyque, à l'époque de sa sortie, n'a pas connu le succès, et c'est bien dommage, d'où l'abandon par les auteurs et l'éditeur alors qu'un troisième tome était prévu. Il est vrai que la fin est plutôt abrupte, on va finir par quelques crayonnés presque illisibles pour évoquer ce troisième tome jamais achevé. Entre-temps, Hubert et Zanzim ont connu le succès, la sortie de
Peau d'homme par le duo en 2020 est un must incontournable, multi-primé, Hubert a mis fin à ses jours peu de temps avant sa publication.
Il y a donc une légitimité évidente pour ressortir leur première oeuvre, c'est non seulement un récit formidable, mais aussi un témoignage de leurs talents respectifs, on sent déjà une grande maîtrise dans la narration, dans les idées scénaristique et dans le style graphique.
L'histoire se déroule pendant la révolution. le vicomte Narcisse de Rougemont, un noble français exilé en Angleterre, revient en France pour une étrange mission : il doit récupérer
les Yeux Verts. Ambiance fantastique, magie noire, sorcellerie, monstres de légendes, c'est une sorte de conte gothique, avec du rythme, des retournements de situation, sombre et angoissant. Les personnages possèdent cette ambiguïté qui leur apporte leur richesse et leur intérêt et que l'on trouve généralement dans les créations
D Hubert, c'est un peu son point fort.
Le graphisme sans cerne de Zanzim le sert à merveille, travaillé comme en peinture, couleurs lourdes, couche épaisse, rondeurs des formes. Beaucoup de scènes se passent la nuit, normal pour un récit gothique. le résultat est original, beau et intense, le duo est déjà en place. Dans
Peau d'homme, Zanzim abandonnera la colorisation directe qui arrondit les formes, cette technique enfonce un peu plus la lumière mais donne plus de volumes, personnellement j'aime beaucoup le dessin de Zanzim quelle que soit sa technique.
L'histoire est prenante et haletante, la part fantastique est vraiment formidable, inspirée des frères Grimm comme souvent chez Hubert, et de la littérature gothique du XIXe siècle, avec une pointe de modernité, encore un peu timide cependant, on est loin de son militantisme féministe et LGBT qui s'imposera plus tard, mais c'est déjà parsemé de subtilités audacieuses.
L'éditeur a fait le choix de présenter le troisième tome sous la forme de simple synopsis, de brouillon. Evidemment, cela est tout de même frustrant, on ne peut pourtant pas le leur reprocher. L'histoire devient alors un témoignage du début de ces deux artistes, un peu documentaire, mais si on a aimé les ogres-Dieux,
Peau d'homme,
la sirène des Pompiers,
Monsieur désire, Miss Pas Touche… et même les oeuvres de Zanzim en solo, on ne peut qu'être touché.
On passe de l'immersion totale dans l'histoire, car elle est vraiment bien faite et bien menée, à l'intrusion dans la méthode de travail
D Hubert, et c'est alors une autre émotion qui se dégage, ces petits crayonnés, ces textes manuscrits ou tapés deviennent alors une mise en abyme vertigineuse. le vicomte Narcisse de Rougemont porte les yeux d'un autre et le lecteur se retrouve dans la peau du scénariste, cette histoire prend une dimension encore plus dramatique et plus réelle, nous mettant face au destin si dramatique
D Hubert.
Alors fallait-il publier une oeuvre inachevée ? Je répondrais “oui” sans retenue, celle-ci a bien plus de légitimité que L'Alph'Art d'
Hergé.