"Les aiguilles de l'horloge du quartier juif vont à rebours,
Et tu recules aussi dans ta vie lentement"
(
G. Apollinaire)
L'ordre inversé des signes sur le cadran hébreu, qui domine l'ancienne mairie juive à Prague, a dû jouer un curieux tour à
Guillaume Apollinaire.
Il en va de même pour
Raymond Jean dans "
Les deux printemps", une agréable et surprenante découverte babéliote (merci
Moravia !).
C'est un roman qui mélange les réminiscences de mai 68 à Paris et du "printemps de Prague"; des épisodes qui ont apporté leur lot de changements dans les deux pays respectifs.
Mais, tout d'abord, peut-on seulement parler d'un "roman" ? Ou plutôt d'une autofiction ? D'un témoignage ?
Dans la préface, Jean parle du scepticisme de son entourage qui laissait entendre que cette sorte de livre manque de cohérence : "Si l'une des intentions de l'auteur était de traiter un sujet historique, ou plutôt trois : éclairer le drame du printemps de Prague, expliquer le sens du printemps de Paris et comparer dans leurs convergences et leurs différences ces deux événements [...]", il lui serait fort conseillé de "préférer le stylo aux ciseaux et au pot de colle comme instrument de [son] art". de plus, en tant que militant du PCF, l'auteur a dû surprendre par sa réaction embarrassée sur les événements en Tchécoslovaquie, qu'il a visité un an après l'invasion soviétique, et comme il dit lui même, il était à peine surpris lors des séances de dédicace organisées dans les librairies du Parti, que son livre soit toujours "mystérieusement absent de la sélection".
En ce qui me concerne, je trouve qu'avec ce "collage" l'auteur a choisi la meilleure façon possible pour nous faire revivre l'obscure atmosphère pragoise de 1969 : son journal objectif glisse très souvent vers les rêveries feutrées, les chapitres sont entrecoupés par les
poèmes qui lui passent par la tête à tel ou tel moment précis, par des extraits de livres qui parlent de Prague et des écrivains pragois, ou encore par des extraits de journaux.
Tout cela possède un pouvoir incroyable pour évoquer le genius loci tant du vieux cimetière juif de Prague, de la cathédrale Saint-Guy, mais aussi des hôtels communistes, des logements d'étudiants et des espaces universitaires tchèques... puis des barricades parisiennes avec leur sensation de chaos et d'ivresse.
Est-ce un sacrilège si je compare les procédés littéraires de
Raymond Jean à la façon dont
Daniel Mendelsohn a construit "
Les Disparus" ? Probablement oui. Mais on y retrouve pratiquement le même sens aigu d'"arrêt sur image" - une intonation de voix, un geste de main ornée d'un bracelet, un sourire résigné - tout est important, intrigant, et dépasse une simple description, en la transformant en sensation insaisissable qui va au-delà des apparences.
Rien que le portrait de l'hôtel Flora où le narrateur passe sa semaine pragoise nous plonge d'emblée dans l'atmosphère : une sorte de luxe miteux destiné aux Occidentaux, avec ses vitrines de cristal de Bohême en vente dans le hall, et la vue sur la ville qui ne laisse rien deviner sur la "normalisation" en cours. Une ville qu'il découvrira de trois façons différentes : à travers les yeux d'un communiste zélé, avec qui il va arpenter les meetings, les couloirs de l'Université Charles et les lieux mondains, de son amie Hana, une intellectuelle d'origine juive, qui lui fait visiter la ville présente et son passé, et enfin Zdenka, une étudiante rencontrée un an auparavant en France. Trois regards étrangement dichotomiques... tout ceci encore souligné par les souvenirs de mai 68 à Paris.
"Plusieurs figures féminines se croisent sur son chemin", nous informe pudiquement la quatrième de couverture, sans évoquer explicitement les fantasmes sur la liftière de l'hôtel Flora qui hantent les nuits de ce professeur de littérature vieillissant, sa romance avec l'une de ses propres étudiantes, ni la nuit en compagnie de la "plus belle femme de Prague". le périple pragois n'apporte pas seulement la sensation que quelque chose est un train de changer extérieurement, mais aussi les émotions liées au changement qui s'opère en nous, le moment donné... en plein milieu d'une soirée estudiantine et des discussions animées politico-culturelles, un quadragénaire éreinté est en train de se demander où est vraiment sa place, et ce qui arrive à ses propres idéaux.
Si le livre a été conçu à coup de ciseaux et d'un pot de colle, c'est alors un collage admirablement réussi avec un fort potentiel de faire voyager son lecteur dans le temps et de l'enrichir par ce voyage. Il ne lui reste qu'à observer, constater, essayer de comprendre et même juger, s'il le souhaite... mais c'est comme ça que Jean l'a vécu, et on le lit d'une traite. 4/5
"Tandis que Prague s'éloigne, disparaît, s'amenuise derrière moi jusqu'à n'être plus que le petit cercle noir tracé au-dessus d'un nom de ville sur une carte de géographie, je pense que beaucoup de temps sera nécessaire pour que revienne ce qui, depuis un an, m'a réveillé à la vie et à l'espérance. Mais cela peut-il revenir, m'être rendu ? le mot de Céline me remonte à l'esprit, presque aux lèvres : "Toute la jeunesse est allée mourir au bout du monde dans le silence et la vérité." Je le murmure pour moi seul, à voix très basse. A côté de moi, la petite fille dort."