On peut voir ce récit comme une réflexion, distanciée et toute en nuances, ni misérabiliste ni moralisatrice, sur le vieillissement, et plus exactement sur les malheurs physiques, cognitifs et sociaux qui le caractérisent et l'accompagnent. En effet, à la déception et au découragement qu'engendrent les trahisons du corps, s'ajoutent la progressive mise à l'écart qu'occasionne l'avancée en âge. Avec le temps, petit à petit, nous devenons étrangers à l'époque de notre vieillesse. Ce sentiment de ne plus « être dans le coup », provient de ce que nous avons eu du mal à nous adapter aux changements survenus dans les décennies qui précèdent. Il en résulte un effet d'exclusion : nous ne comprenons plus les autres, les plus jeunes, nous ne savons plus nous orienter dans des villes qui obéissent à une autre logique, l'utilisation ou l'intérêt des nouveaux dispositifs techniques nous échappe, les nouvelles modes nous désolent, l'avenir nous semble s'obscurcir. Or, notre affaiblissement physique nous oblige à tout de même compter sur les autres, la société, la solidarité désintéressée ou marchande. En prenant conscience de cette dépendance, nous sommes tiraillés entre la nécessité de faire profil bas pour ne pas être rejeté et l'amère expression de notre désaccord.
Le personnage principal, Shingo, regarde les membres de sa famille avec beaucoup de lucidité et presque de détachement. S'il se pose sans cesse des questions sur ce qu'il devrait faire ou ne pas faire, s'il hésite à prendre parti, la référence aux valeurs traditionnelles qui ont, jusqu'ici, guidé sa conduite, ne l'aide pas toujours. Arrivé à 65 ans, il dispose semble-t-il d'une grande liberté pour organiser son temps de travail. Ce qui est bien utile quand on doit aider ses enfants à résoudre leurs problèmes de couples, comme le veut la coutume, la pression sociale, les bonnes moeurs, dans le Japon des années 1960, tiraillé entre modernisation accélérée et perpétuation des traditions ancestrales.
Sa famille est composée de son épouse, Yasuko, qu'il n'a jamais vraiment aimée. S'il l'a épousée, c'est un peu par substitution à sa soeur, dont il était amoureux fou mais qui est décédée prématurément. À l'approche de sa retraite, moins pris par ses exigences professionnelles, il se demande si ce mariage par défaut était une bonne idée. Car, même s'il trouve son épouse laide et vieille, elle lui rappelle indirectement son amour de jeunesse, cette femme si belle qui le restera éternellement, à laquelle il pense encore tous les jours. Surtout quand il réalise à quel point il est en désaccord sur presque tout avec Yasuko.
La famille, c'est aussi leur fils, Schuichi qui se comporte comme un mufle envers sa jeune et gentille épouse, Kikuko. Schuichi a pris une maîtresse et déserte régulièrement le foyer. Les parents le savent parce que leur fils et leur belle-fille habitent chez eux. Ce type d'hébergement est sans doute traditionnel et procure aux parents du mari une « domestique » docile et attentionnée, préparant les repas, s'occupant du ménage et des courses, très rarement aidée par Yasuko, sa belle-mère. Comme Schuichi a une maîtresse, quand Kikuko se retrouve enceinte, elle décide d'avorter, car elle sait son couple bancal. Elle avorte en cachette, Shingo ne l'apprendra qu'à posteriori. C'est un drame pour tous. Si le fils se comporte de façon aussi brutale, par exemple, en rentrant ivre, en délaissant son épouse – qui ronge son frein sans rien laisser paraître –, c'est, on le comprendra plus tard, à cause des séquelles de la seconde guerre mondiale. Il en est revenu hanté par le souvenir de scènes atroces (on ne sait pas lesquelles, mais on imagine).
Les séquelles de la guerre expliquent également le comportement de la maîtresse de Schuichi : elle a perdu son mari à la guerre. Plus généralement, tous les personnages sont directement ou indirectement marqués par les années de guerre, avec leur lot de privations et de morts : parents ayant perdu un fils au combat, épouse ayant perdu leur mari ou jeune femme leur fiancé, jeunes hommes revenus avec des accès de violence, etc.
Enfin, il y a, mais vivant au début du roman dans sa propre maison, dans une autre ville, la fille, Fusako, en instance de divorce et mère de deux petites filles, dont une encore bébé. Au fil du roman, par petites étapes, elle revient vivre chez ses parents. Shingo ne l'aime pas plus que les autres membres de sa famille. Seule Kikuko, si jeune et si serviable, trouve grâce à ses yeux. D'ailleurs, les autres membres de la famille se rendent bien compte qu'il a pour elle plus d'affection que pour eux.
La vieillesse, le vieillissement, c'est aussi assister aux enterrements des anciens collègues de travail, des anciens camarades d'université, certains que l'on n'a pas vu depuis des décennies. Ces morts rapprochées, cumulées, nous ébranlent et accentuent les manifestations de notre vieillissement. Les plus belles pages du livre concernent les souvenirs que ces morts font remonter à la surface de la mémoire de Shingo, souvenirs qui se mêlent parfois aux rêves dont il se souvient avec une grande précision. Il rêve non seulement à des scènes métaphoriques de sa mort, mais aussi, par contraste, de jeunes femmes vers lesquelles il se sent attiré. Autre symptôme du vieillissement et symbole d'un appel de la mort : Shingo entend des voix, entend la montagne gronder. Shingo semble déprimer : à la fois parce qu'il constate qu'il perd un peu la tête, mais aussi parce qu'il se sent coupable d'avoir raté l'éducation de ses enfants. Les trente ou quarante dernières pages m'ont particulièrement plu. Il semble que, d'un côté, Shingo vieillit chaque jour un peu plus (insomnie, pertes de mémoires, hallucinations auditives), mais que, d'un autre côté, il se libère de certaines inhibitions. Par exemple, il demande à Kikuko de lui faire son noeud de cravate, ce qui les amène à être très proches ; ou bien il ose lui demander si elle est enceinte ; elle se confie encore plus volontiers. La fin nous laisse penser que le couple rabiboché (Schuichi a rompu avec sa maîtresse) envisage de partir vivre dans son propre logement.
C'est aussi un documentaire sur le Japon des années d'après-guerre, du Japon de tous les jours, avec le rattrapage du retard par rapport au mode de vie matériel des Occidentaux, la reconstruction accélérée du pays, mais aussi ses spécificités, ses moeurs et ses valeurs anciennes. le respect mystique pour la nature ou la pratique coutumière de rendre visite, au nouvel an, à son patron cohabitent ainsi avec l'adoption embarrassée du calendrier occidental, l'achat-événement d'un frigidaire ou d'un rasoir électrique, symbolisant l'immixtion de la modernité dans le monde traditionnel. Et l'on sent poindre l'inquiétude qui peu à peu envahit l'esprit de Shingo, convaincu d'assister à la lente dissolution de son univers. Les grondements qu'il est le seul à percevoir n'annoncent-ils pas le surgissement de terribles bouleversements ?
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