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EAN : 9781090724069
Monsieur Toussaint Louverture (03/10/2013)
4.24/5   536 notes
Résumé :
Alors que la grève installée à Wakonda étrangle cette petite ville forestière de l'Oregon, un clan de bûcherons, les Stampers, bravent l'autorité du syndicat, la vindicte populaire et la violence d'une nature à la beauté sans limite. Mené par Henry, le patriarche incontrôlable, et son fils, l'indestructible Hank, les Stampers serrent les rangs...

Mais c'est sans compter sur le retour, après des années d'absence, de Lee, le cadet introverti et rêveur,... >Voir plus
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Critiques, Analyses et Avis (113) Voir plus Ajouter une critique
4,24

sur 536 notes
Pow-pow-pow ! Et quelques fois j'ai comme une grande idée : comme sortir ce livre de ma PAL grâce à vos suggestions dans ma liste Pour les aventuriers littéraires ! C'est vrai qu'il faut être en forme pour suivre le fond au début, mais très vite on se prend au jeu de toutes ces voix dans notre tête !
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Oregon, milieu du vingtième siècle. Une grève des bûcherons paralyse la ville et son économie mais n'aboutit à rien, car la famille Stamper continue d'approvisionner la grande entreprise en bois. Un syndicaliste tente de comprendre quel est le blocage de ce clan récalcitrant, afin de le convaincre de se rallier à la cause. Celui-ci vient en effet de rompre les négociations en accrochant devant sa maison un bras humain faisant un doigt d'honneur… Ca vous met dans l'ambiance ! Mais lorsque notre syndicaliste interroge l'épouse Stamper, il s'entend répondre que les raisons remontent à plusieurs générations. Autant dire que le mal s'annonce difficile à déraciner.
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A ce moment-là de l'histoire une petite voix dans ma tête a chouiné : Pitié, ne me dites pas que de longues descriptions ennuyeuses de décennies de querelles familiales nous attendent …?
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« - Foutaise ! Tout ce que je veux savoir, c'est pourquoi il s'est mis en tête de changer d'avis.
- Pour cela, il faudrait que vous sachiez d'abord comment s'est formé tout ce qu'il y a dedans, pas vrai ?
- Comment ça, tout ce qu'il y a dedans ?
- Dans sa tête, monsieur Draeger.
- Oui, bon, d'accord. D'accord, j'ai compris. J'ai le temps qu'il faut. »
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Ouf : on va nous placer dans sa tête, ça promet d'être plus fun que prévu ! L'épouse commence alors son récit, qui sera interrompu et complété par les voix des autres personnages. Ce roman, incroyablement polyphonique, ouvre l'album de famille sur l'arrivée des Stamper à Wakonda, Oregon, les péripéties de son intégration et les querelles familiales jusqu'à ce jour. Henri Stamper était jeune lorsqu'il a décidé de s'établir à Wakonda. Il y a fondé son affaire mais aussi sa famille, composée de son fils Hank puis, avec sa seconde épouse, de son fils Lee parti faire ses études ailleurs. Il a fait venir d'autres membres de sa famille pour l'aider à faire tourner son entreprise de bucherons.
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Cependant, arrogant et bourru, Henri a fait des mécontents, aussi bien au village que dans sa famille, et il se pourrait bien que ceux-ci ne se soient pas privés d'agir à leur tour comme bon leur semblait lorsque l'occasion s'est présentée, au mépris des dommages collatéraux… Aussi lorsque, pour assurer les demandes en bois durant la grève, la famille Stamper rappelle Lee pour les aider dans l'entreprise familiale, ils sont loin de se douter qu'il accepte uniquement pour accomplir sa vengeance ! Parallèlement, la tension monte au sein des habitants de la ville, qui voient d'un très mauvais oeil le fait que les Stamper puissent s'enrichir sur le dos de leur grève.
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Le fait qu'une histoire de grève s'ajoute à l'histoire familiale s'annonce complexe à démêler. Ajoutez à cela que l'auteur est Ken Kesey, on se prépare tout de suite à voler au-dessus d'un nid de coucous… C'est encore plus réjouissant ! Aucune narration n'aurait pu mieux faire le taf : L'auteur superpose les époques sur un même lieu, en racontant en même temps (oui-oui, en même temps, vous dis-je^^), l'arrivée difficile de la famille Stamper à Wakonda, le développement de la famille et l'entreprise d'Henri, le départ de son fils, son retour, la grève, bref : tout. Comment fait-il ? En intercalant dans le même récit des paragraphes - ou des bout de phrases s'interrompant les uns les autres !! - de ces différentes époques qui sont, en outre, racontées - ou pensées - par différents narrateurs !! Si-si c'est possible : il l'a fait. Comment on s'en sort matériellement ? Eh bien, comme on peut au départ : L'auteur modifie la typographie à chaque fois : les pensées De Lee en italique viennent interrompre - et interpeller ! - le récit de Hank en lettres normales ; entre parenthèses, elles peuvent aussi s'inviter dans un dialogue avec son père ; le récit de leur installation dans la ville est interrompu par un événement lié qui a lieu au même endroit 40 ans après (avec un intriguant cercueil jeté à la rivière qui ne présage rien de bon) que l'on distingue grâce à des parenthèses sur une typologie normale, etc…
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Rapidement, on prend le pli : lorsqu'il nous parle d'un personnage, l'auteur utilise la focalisation interne. « Je » est donc, d'un paragraphe à l'autre, l'un ou l'autre des personnages principaux (Hank ou Lee le plus souvent) sans autre indication pour s'y retrouver que le contenu de leurs pensées et ressentis. Pour mon plus grand plaisir (j'adore savoir ce que pensent les gens^^), les parenthèses dans ce paragraphe signalent souvent les pensées concomitantes de l'autre personnage : ce procédé place le lecteur au coeur du bouillonnement émotionnel et intellectuel de chaque personnage et de leur interaction en temps réel, lui permettant de les comprendre au mieux et, surtout, de comprendre d'où vient leur incompréhension mutuelle, leur incapacité à se comprendre : c'est comme s'ils parlaient deux langages différents tellement ils ont deux systèmes de pensées et deux sensibilités différentes. le mâle alpha direct qui règle ses problèmes en face, aux poings s'il le faut, et l'intellectuel névrosé, plus stratégique et sournois.
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Et c'est un crève-coeur de les voir se déchirer alors qu'on sent que, finalement, ils ne souhaitent qu'une seule et même chose : l'amour et la considération de l'autre, chacun s'étant toujours trouvé pas assez bien pour l'autre (pas assez fort ou pas assez intelligent). Hank notamment m'a beaucoup touchée car il essaye sans arrêt d'intégrer Lee à la famille, pour qu'il soit fier d'eux ou juste qu'ils se comprennent et partagent des choses, et qu'ensemble ils parviennent à vivre et réaliser des projets main dans la main, comme deux frères. Mais il le dit à la façon bourrue que son père Henri lui a toujours fait connaître ("on va mater tout ça à grand coups de trique, crénom de dieu"^^), et jamais Lee ne reçoit correctement le message, du fait notamment de leur passé commun, ce qui augmente sa rage envers Hank et cette famille dont il se sent exclu et moqué. On sent donc dès le début qu'un drame est sur le point d'éclore de tout cela, d'autant que l'abcès du passé n'est pas crevé…
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Entendre, comprendre et ressentir chaque personnage est au centre de la narration de Ken Kesey. Ce qui est remarquable dans ce roman, c'est que la plume suit ce mouvement dans une construction qui, si elle peut paraître schizophrénique au départ, est en réalité d'une précision chirurgicale : Au départ, les interventions des personnages viennent s'immiscer dans la narration omnisciente via italique ou parenthèses ; mais bientôt nous rencontrons les personnages principaux et, lorsqu'ils racontent à la première personne, leurs voix prennent toute la place et deviennent ainsi, alternativement, la narration principale ; alors le processus s'inverse naturellement : les paragraphes épars dévolus à la narration omnisciente sont réduits à l'état de didascalies par la typographie : petits paragraphes en italique entre deux points de vue internes De Lee ou Hank. Ken Kesey en joue d'ailleurs avec le lecteur, lui laissant entendre que même pour lui, parfois, cette narration moderne est compliquée à tenir grammaticalement parlant, notamment pour la concordance des temps, même si elle offre une grande liberté d'effets et un grand potentiel de rendu, extraordinaire !
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Immédiatement, le lecteur un peu assidu a donc une formidable vision d'ensemble, sans être obligé d'attendre, en piaffant d'impatience, que le contexte veuille bien s'installer de manière linéaire ; Dans le même temps, il faut l'avouer, il peut aussi choper, durant les moments les plus intenses, une formidable migraine à vouloir tenter d'entendre toutes ces voix qui tentent de s'exprimer simultanément dans sa tête, sur différents tons et à différentes époques. Peut-être faut-il être un chouillas schizophrène pour parvenir sans problème à reconstituer cette histoire à l'aide de ces bribes, au départ. Mais c'est un formidable puzzle que nous offre l'initiateur des fameuses parties d'Acid tests (vous trouverez dans la liste Pour les aventuriers de la littérature un livre de Tom Wolfe consacré à ces drogue-party). Peut-être aussi faut-il avoir ressenti et expérimenté cette sensation pour avoir le génie de la reproduire si précisément à l'écrit, en parvenant malgré tout - c'est là l'exploit - au but poursuivi : se faire comprendre du lecteur. Pour ma part, le procédé et la construction m'ont immédiatement parus naturels, une évidence collant au fond et le servant brillamment, s'accordant parfaitement à chacun des personnages, dont la psychologie a été pensée avec soin, et à leurs points de vue magnifiquement retranscrits.
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Voilà, j'en parle très mal, je m'en rends compte. Mais c'est pour lire des livres comme ça que je suis devenue lectrice. Une fresque de 900 pages où le contexte économique et social, mais aussi l'omniprésence de la nature en toile de fond, rendent cette profondeur propre aux grands romans américains que j'affectionne tant ! Plutôt que de regretter qu'il n'ait écrit que deux romans, je vais donc m'estimer chanceuse d'avoir pu les lire, « crénom de dieu » ! (désolée par avance pour les livres qui vont passer après ça…^^).
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Roman fleuve qui m'a souvent transporté , parfois submergé...

Dès sa réception , deux constats évidents : la beauté indéniable de l'ouvrage et un format atypique susceptible de vous faire abandonner les haltères à son profit . Provenant de Ken Kesey ( 1935 – 2001 ) auteur du célèbre Vol Au-dessus d'Un Nid de Coucou ( 1962 ) , je fis fi de quelques appréhensions bien légitimes , convaincu que le temps allait suspendre son vol .

La grève est décrétée par le syndicat à Wakonda , petite ville forestière imaginaire de l'Oregon où sévit le clan Stamper . Problème , vouloir leur en imposer , c'est un peu sortir le canoé et décider de dompter les chutes du Niagara à contre-courant . D'emblée , la tâche s'annonce coriace , pas insurmontable , mais quand même...
Tout comme les petites marionnettes , ils feront front , bien décidés à fournir en bois la Wakonda Pacific , quitte à s'aliéner l'ensemble de la communauté .
Mais pour venir en aide au charismatique Hank Stamper , à son jovial cousin Joe Ben et à l'opiniâtre patriarche Henry qui a fait «  lâche rien de rien «  sa devise journalière , seul un Stamper pourrait prétendre au poste . Leland dit Lee , érudit , raffiné , chétif , tout ce que n'est pas son demi-frère Hank avec qui il a un méchant contentieux , décide de réintégrer la séculaire maison familiale et de fourbir ses armes .

Dire que j'ai adhéré immédiatement serait mentir . Dense et protéiforme , l'histoire s'apprivoise mais ne se livre pas d'emblée , la coquinette . Ajouter à cela une narration trompeuse , ayant aboli toute ponctuation au profit d'une graphie différente histoire de signaler que les protagonistes ont changé et c'est un certain temps d'adaptation nécessaire à défaut d'un temps certain .

Une fois la bête domptée , place aux immensités boisées , aux conflits ouverts et larvés , à l'âpre quotidien de bûcherons considérant le progrès comme une bête sournoise et mortifère .
Le programme est conséquent . le repas gargantuesque . L'invitation à la table des Stamper est une offre que l'on peut difficilement décliner . Evoluer en leur compagnie , c'est naviguer en eaux troubles , à la rude , s'adorer , se détester , se déchirer pour mieux se reconstruire car au-delà d'un patronyme , les Stamper sont un art de vivre immémorial , une volonté farouche de subsister par ses propres moyens sans être redevables de qui que ce soit , chérir sa liberté par dessus tout et emmerder ouvertement tous ceux qui voudraient les en priver .
Ce livre est un combat perpétuel . Outre un contexte géographique et humain hostile , un duel fratricide rampant , il est aussi le questionnement d'une femme et d'une épouse , Viv , qui en vient à douter de sa place et de son rôle à tenir aux côtés de son mari , Hank .
Face à une telle profusion de thèmes , le mieux est encore de se lancer à corps perdu dans ce que l'auteur lui-même considère comme son chef-d'oeuvre absolu .

Un grand merci à Babélio et aux éditions Monsieur Toussaint Louverture qui , à leur seule évocation , invitent déjà au voyage .
3.5/5
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Il y a peut-être trois semaines j'ai commencé un roman qui pour moi est un chef d'oeuvre.
"Et quelquefois j'ai comme une grande idée " est comme dirait Lehan-fan " une oeuvre grandiose ".
Ken Kesey est l'auteur du célèbre " vol au-dessus d'un nid de coucou ", c'est aussi ce joyeux luron qui avec sa bande des "merry pranksters "sillonnèrent les États Unis dans ce bus bariolé, ces fameux "acid test " si bien narré par Tom Wolfe.
" Et quelquefois j'ai comme une grande idée " est un roman sur le combat, un combat permanent, celle de deux frères que tout oppose.
Hank,l'aîné, le costaud, celui qui remplace le patriarche Henry, qui fait face à la grève des bûcherons.
Leland le second fils issu du deuxième mariage de Henry est l'intellectuel de la famille plutôt introverti, mal dans sa peau à cause d'un secret qui l'étouffe.
C'est aussi le combat de l'homme contre la nature, cette forêt de l'Oregon, des arbres centenaires magnifiques, ces feuilles qui craquent sous les pas, les odeurs de mousses qui pourrissent, la rivière Wakonda, puissante qui a chaque crue emporte des pans entiers de rivage, se sont le vol des oies sauvages, leurs cries assourdissants qui annonce la fin de l'automne.
La lune et son aura lumineux, la confidente de Leland.
Ce récit m'a pris au ventre, un roman dense, touffu comme cette forêt.
La narration particulière de Ken Kesey avec ces parenthèses qui ponctue le récit.un grand merci aux éditions de monsieur Toussaint l'ouverture pour ce grand livre jubilatoire et mes excuses à celles et ceux qui m'ont envoyé des messages.
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À propos d'un monument…

S'attaquer à Et quelquefois j'ai comme une grande idée, de Ken Kesey – traduit par Antoine Cazé – est déjà une aventure en soi. Tenter de le chroniquer ensuite, confine à l'inconscience. Ou à une forme extrême de suffisance. Deux raisons de refuser l'obstacle et de me limiter à quelques conseils adressés aux futurs lecteurs de ces 894 pages.

D'abord, commencer par la fin, et ce conseil de « l'époustouflant » éditeur, Monsieur Toussaint Louverture : « Ne vous laissez pas décourager, prenez le temps, remettez à plus tard si besoin, mais n'abandonnez pas, c'est l'un des plus grands livres qu'il nous ait été donné de lire ». Dont acte.

Ensuite, se laisser porter et emporter par le souffle épique (bien qu'en prose) qui balaie cette vengeance familiale au sein de la famille Stamper, sur fond de fronde et de grève dans les forêts de l'Oregon. Apprécier l'incroyable précision apportée dans la construction des personnages, que ce soit le clan Stamper – Leland, Henry, Hank, Joe Ben ou Viv – ou les autres, qu'on ne peut pas vraiment qualifier de secondaires : Teddy le barman du Snag, Jenny l'indienne la prostituée qui connaît le passé ou Floyd Evenwrite le syndicaliste aux petits pieds.

Essayer de s'accrocher pour comprendre la psychologie des liens qui séparent ou relient les frangins Stamper, interpréter ce qui se transmet dans ce qui ne se dit pas, s'y retrouver dans les époques dont Keysey se joue, tout comme des personnages dont les noms et les prises de paroles peuvent changer à chaque page.

Et aussi se délecter de ces paysages exceptionnels, tout aussi indispensables à l'oeuvre que le sont les Stamper : la rivière, la forêt, un arbre qui tombe, une plage, la pluie, l'eau qui monte… Et avoir le souffle coupé par quelques scènes d'anthologie : un bras suspendu, une chasse de nuit, un bucheronnage mortel…

Le reste se résume à un gigantesque ouragan littéraire dans lequel Keysey te prend, te retourne, te perd, te câline, te réconforte et te remet dans ta lecture avant de t'abandonner à nouveau comme une loque épuisée sur les pentes boisées de la Wakonda.

Cette lecture est une contradiction permanente : réjouissante et épuisante, addictive et inabordable, douloureuse et impossible à lâcher. Comme souvent les grands livres. Comme toujours les monuments. Qu'il faudra que je relise pour essayer d'en faire une vraie chronique !
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Attention, chef d'oeuvre ! Et quelquefois j'ai comme une grande idée, c'est le titre de ce roman ample et somptueux de Ken Kesey, auteur américain que je découvre ici, c'est aussi la phrase qui a trotté longtemps dans ma tête en refermant ce livre après sa lecture ; j'avais en effet été bien inspiré de l'emprunter tout récemment auprès de ma médiathèque préférée...
Approchez un peu, venez que je vous en parle...
Nous sommes dans les années soixante, en Oregon, à Waconda, petite bourgade forestière près de la rivière Waconda Auga, où tout le monde se connaît ; ici les familles vivent de l'exploitation de la forêt depuis des générations, grâce aux arbres et aux grumes dont ils font le commerce depuis des lustres...
Une grève étrangle la communauté de Waconda. Tous les bûcherons suivent le mouvement de grève sauf une famille, les Stamper. Ceux-ci possèdent une entreprise non-syndiquée, jouent aux casseurs de grève en continuant à travailler pour fournir en secret la scierie régionale Wakonda Pacific.
Jusqu'ici c'est à peu près banal ce que je vous raconte, il n'y a pas forcément de quoi en faire un roman de 900 pages !
Deux histoires vont alors s'entrelacer.
Tout d'abord nous découvrons celle des Stamper, ce clan familial de bûcherons qui ne reculent devant rien ni personne et font un peu ce qu'ils veulent.
Ce clan est tenu avec poigne par son patriarche, le vieil Henry Stamper, personnage haut en couleurs qui a monté cette affaire, figure rude, c'est encore une force de la nature malgré son âge avancé. Il y a aussi Hank Samper, le fils, lui aussi a le caractère trempé, celui qui est fait de l'acier qu'on utilise pour fabriquer les haches, il fait tout pour se hisser au niveau de son père. Quand cela est nécessaire, le père et le fils savent serrer les rangs face à la vindicte populaire ou lorsque les éléments naturels se déchaînent. Il y a aussi Joe Ben, le cousin fidèle au clan, toujours jovial...
Hank Stamper est marié à une jeune femme Viviane, sorte de fleur des prés égarée dans ce parterre de ronces, on se demande comment elle est arrivée dans cette histoire, elle apporte de la lumière, sa présence est une sorte de respiration magique et insoupçonnée qui traverse les pages...
Une deuxième histoire vient se greffer à la première : un des jeunes frères Stamper qui avait quitté sa famille il y a une dizaine d'années dans des circonstances un peu énigmatiques il faut bien l'avouer, est appelé en renfort pour faire tourner l'entreprise familiale dans le contexte social tendu du moment. Il s'appelle Leland, introverti, rêveur, toujours plongé dans les livres, il est le contraire de son frère aîné qu'il déteste. Il revient avec comme seul dessein d'assouvir une vengeance. Lui aussi connaît l'acier comme cette lame de couteau qui sommeille dans son coeur.
Voilà, le tableau est dressé !
Je pourrais aussi vous parler de quelques autres personnages qui sont loin d'être des figurants... Floyd Evenwrite le leader syndiqué, et puis pourquoi pas aussi Jenny l'Indienne qui connaît la Parole de vérité. Sans oublier la violence d'une nature à la beauté sans limite... Chacun tient un rôle qui va mettre en lumière le destin du clan des Stamper dans ce voyage crépusculaire.
Mais la force du récit, c'est sa narration, car ce livre n'est pas raconté par un seul narrateur.
Ainsi, plusieurs personnages nous parlent, deviennent successivement des narrateurs, ils s'intercalent, chacun laissant la place à l'autre, puis revenant...
Parfois cela se passe dans un même chapitre, une même page, parfois une même phrase où tout ceci va s'imbriquer dans un flux de conscience polyphonique. Au début, on se croirait pris dans les eaux tumultueuses et hystériques de la Waconda Auga, mais très vite on se rend compte que l'écriture est prodigieusement orchestrée d'une main de maître. Alors on se laisse porter par les flots de l'écriture et cela en devient magistral.
C'est un roman choral difficile d'accès aux premiers abords, qu'il m'a fallu apprivoiser. Avec ses voix, avec ses phrases, avec ses pages. Avec sa rivière démesurée qui emportent les berges, avec ses forêts sombres et les hommes qui sont dedans et y travaillent, ces hommes rustres qui désirent, se confrontent, s'affrontent, ne renoncent jamais à leurs rêves, tandis que des oies traversent le paysage sous le regard enchanté de la jeune Viviane.
Ici Ken Kesey brise tous les codes narratifs classiques et non seulement il le fait avec une maîtrise extraordinaire, mais cela fonctionne au bénéfice du ressort narratif.
C'est un livre qui vous prend dans sa nasse, qui vous agrippe, ne vous lâche plus, c'est un livre généreux qui donne beaucoup d'une ambition folle, démesurée, autant celle des personnages et de la nature indomptable que de celui qui est aux manettes de tout ce vertige insensé.
Peut-être alors qu'il n'y a rien d'autre à faire comme lorsqu'on est saisi par une vague, s'abandonner oui, avancer en aveugle, dépourvu de tous préjugés, avancer en tâtonnant et de n'en mesurer véritablement la puissance qu'au sortir de ses neuf cents pages.
C'est cette écriture qui délivre alors toute l'émotion qui se dégage du récit, les points de vue changent selon la personne qui raconte les événements, pour nous montrer comment les choses avancent d'un versant à l'autre de l'histoire qui se façonne sous nos yeux... Les choses ne sont jamais figées par un seul regard. C'est peut-être alors au lecteur omniscient, de recueillir les fragments de cette histoire, couturer l'ensemble dans un immense puzzle faulknérien et de s'en faire une idée de ce qu'il a vu.
L'histoire atteint alors sous nos yeux la force d'une tragédie antique par sa manière d'être contée, délivrant les enjeux, les malentendus, toute son humanité, dans une nature conquérante, belle et d'une violence inouïe...
Au loin un cerf brame tandis que les oies remontent inlassablement vers le Canada. Est-ce que Viviane continue de contempler leur vol en imaginant elle aussi atteindre un jour d'autres rivages ?
Et quelquefois j'ai comme une grande idée d'être emporté dans des histoires où il ne se passe presque rien...
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critiques presse (2)
Telerama
09 décembre 2015
Un grand roman, époustouflant par son écriture et sa sauvagerie.
Lire la critique sur le site : Telerama
LePoint
12 novembre 2013
Ce roman, le second de Ken Kesey date de 1964, mais vient à peine d'être traduit et édité en français par la maison Monsieur Toussaint Louverture. Et s'il abandonne le décor d'hôpital psychiatrique du premier, il reste fou. Radicalement, superbement.
Lire la critique sur le site : LePoint
Citations et extraits (99) Voir plus Ajouter une citation
« Docteur...çà y est, je deviens fou, je disjoncte dans les grandes largeurs, çà me tombe dessus! »

« Non, Leland, pas vous. Vous, ainsi que beaucoup d'autres de votre génération, vous trouvez en quelque sorte exclu de ce refuge-là. Il vous est désormais impossible de « devenir fou » dans le sens classique de l'expression. Il fut un temps où les gens « devenaient fous » fort à propos, et disparaissaient de la circulation. Comme des personnages de fiction à l'époque romantique. Mais de nos jours... », et là je crois qu'il s'était même payé le luxe de bailler, « ...vous êtes trop bien informés sur vous-mêmes et votre psychisme. Vous connaissez trop intimement un trop grand nombre de symptômes de la maladie mentale pour vous laisser prendre par surprise. Et autre chose encore: tous autant que vous êtes, vous avez le don de vous libérer de votre frustration par le biais de fantasmes trop malins pour être honnêtes. Et vous, Leland, vous êtes le pire de la bande de ce point de vue. Alors...vous serez peut-être névrosé jusqu'à la moelle pour le restant de vos jours, et malheureusement aussi vous serez peut-être bon pour un petit séjour à Bellevue et vous allez sans aucun doute en prendre pour 5 années supplémentaires de séances payantes avec moi – mais j'ai bien peur que vous ne soyez jamais complètement dingue. »
Et il s'était renversé dans son élégant fauteuil club avant d'ajouter: « désolé de vous décevoir, mais le meilleur diagnostic que je puisse vous offrir, c'est une bonne vieille schizophrénie à tendance paranoïaque. »
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Joe était de si bonne humeur qu’elle surpassait même sa bonne humeur habituelle. Il avait échappé aux hostilités de la veille, étant monté se coucher sans rien savoir de la reprise de la guerre froide entre Hank et moi, et il avait passé une nuit pleine de rêves visionnaires de fraternité, tandis que sa chère famille se déchirait à l’étage du dessous, loin de son Utopie : un monde coloré plein de guirlandes et d’arbres de mai, d’oiseaux bleus et d’azalées, où l’homme est bon pour son prochain simplement parce que la vie est plus marrante ainsi. Pauvre imbécile de Joe, avec ta cervelle en Meccano et ton monde désordonné… On raconte que quand il était gosse, ses cousins avaient vidé sa chaussette de Noël et remplacé les cadeaux par du crottin de cheval. Joe avait jeté un œil au fond de la chaussette et s’était précipité vers la porte, les yeux brillants d’excitation. « Attends, Joe, où tu vas ? Il t’as apporté quoi le Père Noël ? ». Si l’on en croit l’histoire, Joe se serait arrêté dans l’entrée pour chercher une longe : « Il m’a apporté un joli petit poney, mais il s’est échappé. Si je me dépêche je pourrais le rattraper. »
Et depuis ce jour-là, on dirait bien que Joe a accepté tous les malheurs de l’existence comme des gages de bonne fortune, et toute la merde du monde comme un signe indiquant la présence de poneys Shetland à proximité immédiate, des étalons pur sang caracolant juste un peu plus loin. Si quelqu’un s’était avisé de lui montrer que le poney n’existait pas, ou n’avait même jamais existé, seulement une blague et de la merde, il aurait dit merci pour l’engrais et planté un potager. Si je m’avisais de lui dire que mon désir de l’accompagner à l’église n’avait pour seul motif que d’honorer mon rendez-vous avec Viv, il se serait réjoui de me voir consolider mes liens avec Hank en apprenant à mieux connaître sa femme. (Page 428)
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"Au fur et à mesure que tu grimpes, tu tires sur le câble, autour de l'arbre. Plus l'arbre rétrécit, plus le câble raccourcit. Tu tailles, à une seule main, tchac, tchac, pour enlever les petites branches. Pas beaucoup de grosses branches sur un sapin jusqu'à la cime, mais faut quand même enlever les petites, et bien faire gaffe où est passé ton câble de sûreté parce que si ta hache coupe ce truc, frangin, même s'il y a une standardiste, tu risques d'avoir plus personne au bout du fil. Y a plein de câblistes qui ont coupé leur ligne. C'est comme ça que Percy Williams a cassé sa pipe, le mari d'une cousine germaine à Henry. Il a coupé sa ligne. Il est tombé pieds joints, droit dans le sol, et ça lui a enfoncé les deux jambes jusqu'aux omoplates. Alors t'apprends à faire gaffe. Faire gaffe à ces moignons de branche qu'on appelle dès éventreuses. Faire gaffe à pas te faire entailler quand toi ou tes gambettes vous dérapez parce qu'alors tu dévisses de cinq mètres et tu te fais arracher la couenne du torse, du ventre et des cuisses comme si t'étais une carotte qu'on pelait.
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Le pas de deux avec mon frangin n'était pas terminé. C'était juste l'entracte, rien d'autre qu'une pause sanguinolente, quand les deux adversaires reprennent des forces, fourbus... mais pas encore la fin du combat. Peut-être n'y aurait-il jamais de fin. Là-bas sur la berge, nous avions tous les deux pressenti que lorsque chaque adversaire est de force égale, il n'existe aucune issue, pas de victoire, pas de défaite, pas de fin... Il n'y a que l'entracte, quand l'orchestre prend cinq minutes de pause cigarette. Si j'avais assommé Hank pour de bon — je dis bien si, car j’avais perdu trop de sang et fumé trop de clopes pour qu’une telle possibilité devienne plus qu’une hypothèse — je n’aurais toujours rien prouvé sinon qu’il était assommé. Pas vaincu. Je le sais maintenant, et je pense que même alors, je le savais. Tout comme il a dû savoir, quand je me suis défendu, que ma défaite était désormais hors de portée de ses armes. Le tourne-billes dont je m’étais inquiété ne pouvait que déchirer mes entrailles ; les brodequins cloutés ne pouvaient que réduire en charpie mes neurones […] ; même par la menace, même s’il avait tenu son couteau de poche à douze lames contre ma gorge en me forçant à signer un papier où j’aurais juré mon allégeance éternelle tout à la fois à John Birch, au Ku Klux Klan et aux filles de la Révolution américaine, il ne m’aurait pas plus vaincu que moi je ne l’aurais vaincu, si je l’avais accompagné jusque dans le sanctuaire de l’isoloir pour le forcer, sous la contrainte d’un révolver, à voter communiste.
Car il existe toujours un autre sanctuaire, une porte qui ne peut jamais être forcée, quelle que soit l’énergie qu’on y met, une ultime forteresse inviolable qui ne peut jamais être prise, quelle que soit l’attaque ; on peut vous prendre votre voix électorale, votre nom, vos entrailles, et même votre vie, mais cette ultime forteresse peut simplement capituler. Et l’amener à capituler pour une autre raison que l’amour, c’est amener l’amour à capituler. Hank savait cela depuis toujours sans le comprendre, et en l’en faisant brièvement douter, je nous avais permis à tous les deux de le découvrir clairement. Je le savais désormais. Et je savais que pour gagner mon amour, gagner le droit d’être moi-même, je devais reconquérir mon droit à cette ultime forteresse.
Ce qui voulait dire regagner la force que j’avais dilapidée au bénéfice d’un amour à l’eau de rose.
Ce qui voulait dire reconquérir la fierté que j’avais troquée contre la pitié.
Ce qui voulait dire ne pas laisser ce salopard descendre cette putain de rivière sans moi, pas une fois de plus, pas cette fois-ci, même si nous devions nous noyer tous les deux.
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« Ecoute fiston, voilà le topo, lui disait le lion pour résumer la situation. Il y a les huiles comme eux autres, et puis les lampistes comme nous autres. C'est pas difficile de dire qui est qui. Des huiles, il y en a qu'un petit peu: tout leur appartient, les champs de blé, la terre entière. Des lampistes comme nous, il y en a des millions: ils cultivent le blé et tous, ils crèvent la dalle. Les huiles, ils croivent qu'ils peuvent s'en tirer à bon compte parce qu'ils pensent qu'ils valent bien mieux que nous – peut-être que quelqu'un a cassé sa pipe et leur a laissé un gros paquet de fric, voilà pourquoi, et comme çà ils payent ce qu'ils veulent. Nous, faut qu'on les déloge de là-haut, tu piges? Faut qu'on leur montre une bonne fois pour toutes qu'on est tout aussi importants qu'eux! Tout le monde est aussi important qu'eux! Tout le monde cultive du blé! Tous le monde en bouffe! C'est pas plus compliqué que çà! »
Il se levait alors d'un bond pour tituber dans la pièce, rugissant à pleins poumons:
« Dans quel camp es-tu?
Dans quel camp es-tu?
Quand on se range pour la bataille...
Dis-moi donc dans quel camp tu es? »
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Vidéo de Ken Kesey
Le choix des libraires vous emmène à Auxerre, à la rencontre de Grégoire Courtois qui anime avec passion la Librairie Obliques !
Voici ses conseils : le livre nécessaire : Platon, "Gorgias" (Flammarion) le livre pour une soirée confinée : Ken Kesey, "Et quelques fois j'ai comme une grande idée" (Monsieur Toussaint Louverture) le livre antidépresseur : Douglas Coupland, "La pire personne. Au monde." (Au diable vauvert) le livre clique et collecte : Hoai Huong Nguyen, "Sous le ciel qui brûle" (Éditions Viviane Hamy).
Retrouvez l'émission en intégralité ci-dessous : https://www.france.tv/france-5/la-grande-librairie/
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