Rares sont les ouvrages où peuvent être satisfaits à la fois le goût pour la poésie, l'intérêt d'un récit romanesque, la curiosité pour un moment de l'Histoire et pour les discussions et débats que connaissait l'époque concernée. 7 Hiboux de
Gyula Krudy me paraît présenter ces caractéristiques et c'est pourquoi j'ai souhaité apporter ma contribution à la critique du livre.
J'ai beaucoup apprécié ce livre, un peu étrange et fascinant à travers lequel Krudy nous transporte avec notre consentement dans la Budapest de la fin du XIXe siècle.
C'est l'histoire d'un hiver qui commence avec les premiers flocons et qui se termine avec le premier vent tiède du printemps. Un hiver d'exception qui par sa rudesse donne l'occasion de peindre de multiples tableaux et de fournir des sensations par l'évocation des impressions et des couleurs. Un hiver qui embellit la nature mais aussi et surtout la ville recouverte d'une neige qui se nourrit de ses lumières.
J'ai aimé la description irremplaçable de cette ville à travers ses rues, ses personnages ou ses anecdotes, ses tableaux évocateurs, la richesse des dialogues qui mieux que bien des ouvrages nous font toucher aux réalités de cette époque où s'affrontent les générations, les concurrents, les idéaux et où les personnages sont ballottés entre l'envie d'aller de l'avant et de retrouver un paradis perdu.
Un monde sans doute disparu à bien des égards, où l'o
n ne pouvait cacher les travers d'une société chancelante mais où l'on savait aussi vanter l'art et la manière de jouir de la vie.
Krudy a une façon bien à lui de donner vie à ses personnages en les rendant plus humains qu'héroïques, plus vrais que vertueux et fréquemment renvoyés à leur contradiction : Szomjas, qui se targue d'aisance relationnelle, demeure figé durant des heures sous la neige devant la maison de Zsofia sans oser se manifester, et lui qui recherche les petites économies, termine sa vie avec un geste d'une grande générosité, Zsofia citadine instable et raffinée se montre la plus forte face au péril, Jozsias enfin, l'ambitieux, qui rêve de devenir le plus grand écrivain semble y renoncer à la fin de ce récit pour une vie modeste dans un cadre chaleureux.
Le monde littéraire et les maisons de presse sont décrits sans complaisance, donnant l'image d'un univers fermé dans lequel les rentes de situation s'entretiennent et se perpétuent au bénéfice de quelques uns et à l'exclusion des jeunes prétendants. L'important ici est d'être connu, reconnu. « Sois célèbre » explique Szomjas « et tout ira bien pour toi, rien de grave ne pourra t'arriver ». Cette obsession de la notoriété est poussée jusqu'au ridicule avec le personnage de Simli. Elle témoigne en tout cas d'une progression considérable de l'influence de la presse à cette époque, nous dirions aujourd'hui des médias, jugée apte à faire et à défaire des carrières, à satisfaire ou à contrarier les ambitions, tout cela sans donner de sérieux gages d'objectivité et de compétence.
Jozsias lui-même exprime sa fascination pour la presse à la fois lorsqu'il se représente une vie rurale avec Léonora en songeant aux impressions que lui produiraient les informations provenant d'une ville qu'il aurait quittée et plus encore dans la période où après avoir fait la une des journaux, ses aventures tumultueuses -à son grand désarroi- retournent peu à peu dans l'oubli.
Un monde journalistique et littéraire dont les principaux personnages ne se montrent pas étouffés par les scrupules. Aventures féminines multiples facilitées par la position sociale, traitement condescendant des auteurs, libertés prises avec la morale, au motif que ne cessant de la proclamer ils sont eux dispensés de la suivre, on comprend qu'au travers de ce parcours initiatique douloureux et frustrant, notre héros finisse par se réfugier dans les bras d'Adalska et de son brave homme de père.
Si l'ouvrage peut comporter quelques longueurs dans les descriptions celles-ci sont largement compensées par des temps forts et des scènes magnifiques. le chapitre où Jozsias exprime un véritable cri d'amour est un grand moment où l'imagination et la poésie servent une superbe écriture. La proximité de la morgue, l'ambiance de cet endroit et la descente jusqu'au caveau prépare dans la solennité, la sobriété et la crainte le coup de théâtre qui est sans doute le tournant du livre, le moment où Jozsias reçoit, après un temps d'incrédulité, un choc d'une extrême violence dont il aura peine à se remettre.
Enfin la promenade épique et cauchemardesque sur l'Ile Margit donne à Krudy l'occasion de jouer admirablement des images des rêves, des tableaux et des personnages que la brume et la nuit dessinent à foison. La débâcle du Danube lui offre le cadre fantastique et effrayant qui autorise toutes les angoisses et toutes les audaces dans ce moment intense et rare où l'on craint que sa fin soit proche.
Szomjas conseille à Jozsias de rayer impitoyablement tout ce qui se réfère aux anciens, au siècle qui se termine. Il n'est pas sûr qu'il soit sérieux. En tout cas ce serait dommage car il y a là dans cet univers de la jeunesse de Krudy un charme indicible dans l'écriture et le récit, et aussi dans la façon d'esquisser des débats qui sont encore ceux d'aujourd'hui.