Maintenant qu'on a fait un peu plus connaissance, partons à la découverte de son premier recueil, formé de six nouvelles, supposément les plus représentatives de son art romanesque et fantastique.
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Passée la sobre et indispensable introduction de la regrettée
Hélène Châtelain, tant un tel livre nécessite éclairage sur son histoire chaotique, vont suivre :
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Le marque-page (1927) - 44 pages
-La Superficine (1926) - 13 pages
-Dans la pupille (1927) - 38 pages
-La treizième catégorie de la raison (1927) - 9 pages
-La métaphysique articulaire (1935) - 14 pages
-La houille jaune (1939) - 19 pages
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Le caractère très personnel, voire autobiographique, de ces textes s'affirme dès la première nouvelle, prétexte à la rencontre du narrateur avec l'attrapeur de thèmes, personnage créant sans cesse des fragments d'histoires à partir du plus petit rien capté sur l'instant, comme un dialogue intérieur entre l'écrivain et son lecteur, démontrant son très haut niveau de conscience : sans vouloir trop s'avancer, il illustre sa volonté — au contraire de ces auteurs composant sans trop se soucier de la réception de leurs écrits — de sortir de l'éther la bonne histoire ; complice du spectateur, il fouille le monde avec son filet à papillons, donnant une existence propre, hors du regard, à chaque chose.
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Marcher,
le nez au vent, dans sa ville, semble pour lui la meilleure manière d'écrire ; rapportant de ses balades ces instants capturés, afin de leur donner vie sur papier, il commence par les baptiser : « Et si le titre tient, alors on en décroche le texte comme un manteau de son clou. le titre est pour moi le mot qui entraîne tous les autres, jusqu'au dernier. »
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Vu qu'il reste relativement inconnu, il n'est pas inutile de faire des comparaisons; des plus évidentes, d'
Alexeï Remizov à
Nicolaï Gogol, prolongeant cette manière si confiante de s'adresser au lecteur, en plus d'en partager l'usage du fantastique afin de démontrer l'absurdité du monde.
Généreux, il en donne même la recette :
« D'abord, tirer un trait sur la vérité, personne n'en a besoin. Puis, exalter la douleur jusqu'à en faire un récit. Oui, c'est ça. Rajouter un peu de quotidien et par dessus, comme une couche de vernis, un soupçon de vulgarité — impossible de faire autrement. Enfin, deux ou trois réflexions philosophiques et… »
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Mais c'est une parenté beaucoup plus hardie qui m'est venue à l'esprit. Une évidence, pour qui l'oeuvre coule littéralement dans ses veines. Cette prose, faite de petites choses, c'est aussi celle de
Richard Brautigan. Ils y partagent le même goût pour la personnification des objets ; cette même manière de donner vie à l'inanimé ; déroulant le fil ténu qui les relient encore à l'enfance de l'imagination ; émus, parachevant les points de suspension de la citation :
« …lecteur, tu te détournes, tu veux chasser ces lignes de tes yeux. Non, ne fais pas ça, ne m'abandonne pas sur ce long banc vide : glisse ta main dans la mienne, oui, comme ça, serre encore, je suis resté seul trop longtemps. Je vais te dire quelque chose que je ne dirai à personne d'autre qu'à toi : pourquoi, en fin de compte, donner aux enfants la peur du noir, alors que l'obscurité peut les calmer et les faire rêver ? »
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Ces nouvelles ne peuvent occulter le sentiment du lecteur affamé, voyant tant de bonnes idées à peine développées, les considérant comme des graines que la solitude, la censure ou la pauvreté n'auraient pas laissé germer.
Il n'est bien-sûr pas exclu qu'on se trompe, la brièveté étant un art à part entière, que certains ne savent réellement apprécier. Il faudrait pour cela bien méditer les enseignements de
la Vitesse des Choses (livre-mutant, que l'on attribue à
Rodrigo Fresan), et ne pas courir trop vite, au risque du claquage…
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Pourtant, cette dernière nouvelle au nom évocateur, post-exotique, « La Houille Jaune », échafaude en quelques pages un scénario d'après la fin de l'histoire, où l'énergie tarie précipite l'humanité dans les crises et les guerres, jusqu'à ce qu'un savant parvienne à extraire la puissance contenue dans la haine, principale force motrice de ces Hommes.
« C'est ainsi que le célèbre ethnologue Kranz publia une ”Classification des haines interethniques” en deux volumes. le thèse centrale de cet ouvrage affirmait la nécessité de diviser l'humanité en unités nationales aussi petites que possible, afin de produire un maximum de « haine cinétique » (le terme est de Kranz) ; »
Si ce n'est pas ce qu'on qualifie de visionnaire…
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Voilà, n'allons pas trop vite, il en reste encore...