Entre ville des hauteurs et ville du lac, sous toutes ses formes poétiques, une imagination combative sachant user du diamant de l'enfance pour griffer le réel désenchanté et les peurs paranoïaques recyclées à partir de la conformité.
Sur le blog Charybde 27 : https://charybde2.wordpress.com/2023/01/24/note-de-lecture-
la-transparence-adrien-lafille/
Dan, Marie, Kazimir, Paul, Nina, Sam, Greg, Rose, Max, Lili, Kim, Anne, Nour, Claire, Tom, Jeff, Mike, Pam, Milo, Olga, Al, Lou, Ali, Raph, Sid, Rik, Juliette, Lise et Dak habitent la ville du lac (en minorité) ou la ville des hauteurs (en majorité), cités mitoyennes séparées par une frontière à la fois plus diaphane et plus radicale qu'il n'y paraît, y résident dans des petits immeubles ou des pavillons sans insolite (mais dont les contours savamment irréels laissent parfois ouverte la porte du fantastique), y parcourent des rues et des avenues nommées d'après les violettes, les soucis, les jonquilles, la campagne, la forêt, les roseaux, le bouquet, le jardin, la vallée, les mûriers, les fougères, les ronces, les bosses, la mésange, le rouge-gorge, le pivert, la corneille, les merles, le chemin, les pâquerettes, le diamant, le moulin, ou (enfin) la belle. Chacun pourra incarner ce décor qui refuse subtilement de l'être dans un rêve de son choix : j'ai pour ma part choisi, de jour comme de nuit, le quartier du Corso Ercole I d'Este, près du lycée scientifique, à Ferrare, pour son étroite et rare association du bucolique et de l'urbain purement résidentiel (l'avenue ne comporte, par règle, aucun commerce, et le quartier héberge un restaurant en tout et pour tout).
Madame Isa pourrait être l'institutrice de la plupart d'entre elles et d'entre eux. Car même si cela n'est jamais (ou presque) explicitement précisé, ce sont bien les assauts imaginaires de l'enfance contre le réel qui déploient ici leur puissante toile de création, d'envie, de sentiment et de désarroi. Pour faire vivre
la magie dans les villes, selon la belle formule du roman de
Frédéric Fiolof, il faut ramener les peurs des adultes, celles-là même qui créent paranoïas effectives et monades pseudo-affinitaires qui ne se croisent jamais ou guère (en ligne d'horizon finale, on pourrait trouver alors le terrifiant manège désenchanté du «
Hors sol » de
Pierre Alferi), à leur niveau de terreurs enfantines assumées – ni plus, ni moins. Pour surmonter l'incommunicabilité qui rôde puis qui menace toujours de triompher, il faut apprendre aux bulles d'imaginaire et de réel à s'entrouvrir, à se faire perméables à celles des autres – quoi qu'il puisse en coûter d'incompréhension initiale et de terreur prête à surgir : cela se résout bien ici, chaque fois que c'est possible, à coups d'amour et de tendresse – de solidarité improbable, aussi. «
La transparence », deuxième roman d'
Adrien Lafille, publié chez Vanloo en novembre 2022, est puissamment irriguée, et pour le meilleur, d'une poésie du postulat (sans cesse à accepter), comme celle du « Plume » ou de «
La vie dans les plis » d'
Henri Michaux.
Il faut toutefois bien que les acteurs de ce puzzle beaucoup plus savant qu'il n'y paraît donnent régulièrement des gages au réel. Dans un monde flottant, qui pourrait se mettre à fondre peut-être, les réassurances matérielles (« le volant est tenu par deux mains qui sont la suite de deux bras ») et les réaffirmations de référentiels solides (« Une ruelle est une rue qui a de la petitesse ») jouent un rôle indispensable. Comme chez le
Quentin Leclerc de «
La ville fond » ou de «
Rivage au rapport », le
Pierre Barrault de «
Clonck et ses dysfonctionnements » ou de «
Catastrophes », ou encore le
Philippe Annocque de «
Vie des hauts plateaux » (clin d'oeil peut-être ici, dans le chapitre « maison double », grâce à la grande soeur de Kim), on subodore un dispositif global qui n'est peut-être pas là, mais qui oriente l'esthétique entière d'un jeu – qui ne peut naturellement être que jeu vidéo, comme en témoignent ses si nombreux raccourcis et jumps : les étiquettes des lieux et des personnes sont ici souvent joliment déconnectées du réel qu'elles prétendent désigner, sous l'effet de subjectivités exacerbées et de skins innocemment trompeuses.
Au
milieu des univers disjoints des adultes (quand bien même ils prétendraient encore disposer d'explications globales et définitives), il y a nécessité permanente d'expliciter les sous-entendus du langage (plus rien ne coule de source pour toutes et tous à la fois), il y a besoin d'affirmation absolue (« la vitesse la plus grande du monde ») en retrouvant cette syntaxe de l'émerveillement combatif qui caractérisait aussi le Bobby Potemkine de
Manuela Draeger, il faut que la connaissance désormais insuffisante soit suppléée en permanence par l'imagination qui seule permettra d'éprouver et de dépasser les logiques concurrentes partout à l'oeuvre. Comme les personnages de « Stranger Things », il faudra scruter les signes en ouest, et affirmer son âme d'enfant, complexe et souveraine, pour résister à toutes les injonctions à se conformer : « Rien ne sèche mais pour eux ce n'est pas le jour du rhume, c'est le jour de la belle tempête dangereuse. »
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