J'ai décidé de me faire violence et j'ai eu raison.
Lire un essai, même bref (90 pages), de Geoffroy de Lagasnerie, n'allait pas de soi pour moi. Ses postures passées me fatiguent plus qu'elles ne m'intriguent. Son radicalisme épouse trop l'esprit du temps. Son assurance révolutionnaire flirte avec l'arrogance des sachant. Et si en plus, il choisit un titre pour raccoler le lecteur en ce 100e anniversaire de la mort de Kafka…
Pourtant, dès le début, son analyse est intéressante et pertinente. Les romans de Kafka tels que La colonie pénitentiaire ou le procès montrent des personnages condamnés par une administration ou un système judiciaire, sans qu'ils sachent de quoi ils sont coupables et sans qu'ils puissent se défendre à aucun moment. Cette situation évoque chez chacun d'entre nous une certaine familiarité et facilite le sentiment d'identification aux victimes de ces deux romans. Or, écrit
Geoffroy de Lagasnerie, les procédures appliquées par cette administration ou ce système judiciaire ne sont pas conformes à la réalité, y compris dans les pires régimes totalitaires. Ce que Kafka décrit n'existe donc pas.
Néanmoins, nous avons l'impression, individuellement, que cela correspond à une vérité ou, du moins, à une inquiétude partagée, celle d'un individu, normalement sujet de droit, désarmé face à un Etat dangereux, dont les motivations demeurent mystérieuses et dont la prise de décision ne s'opère pas du tout comme elle devrait s'opérer. Chez Kafka, le pouvoir de l'Etat est absolu, sans borne – il est « indéterminé » –, sans règle – il est « anomique » – et susceptible de se déchaîner sur chacun d'entre nous à tout moment.
Or, nous dit
Geoffroy de Lagasnerie, si nous nous contentons de ce ressenti exclusivement individuel, nous passons à côté de ce que sont vraiment l'Etat, la Justice ou la Loi. Pire : nous nous abusons nous-mêmes. Pourquoi ? Parce qu'un Etat n'est jamais indéterminé et son pouvoir n'est pas anomique. Il poursuit des objectifs, habituellement différents de ceux qu'il affiche (défendre ses citoyens…), que seul un travail sociologique peut « objectivement » dévoiler. Si nous déplorons l'indétermination de cet Etat, l'anomie de son pouvoir et au fond, son imprévisibilité, cela signifie qu'en creux, nous aspirons à du fixe, du prévisible, du visible. Finalement, peu nous importe que les objectifs qu'il poursuit soient eux-mêmes « justes », alors que c'est ce qui devrait nous importer. En d'autres termes, l'inquiétude kafkaïenne est fondamentalement conservatrice, car elle nous conduit à trouver juste un Etat qui, dans le respect des procédures, pourrait commettre les pires abominations. S'il faut
se méfier de Kafka, c'est bien parce que ce dernier nous donne une impression biaisée du rapport qui existe entre l'Etat et le citoyen. le citoyen voit un monstre tout puissant aux buts mystérieux, là où l'Etat poursuit en fait des objectifs qui apparaissent clairement, si l'on veut bien faire l'effort de s'extraire de sa petite personne et de mener un travail scientifique.
Là où le bât blesse, c'est que Kafka n'a jamais prétendu faire oeuvre de sociologue – à mon avis, il laissait cela à
Geoffroy de Lagasnerie. En outre, à lire ce dernier, j'ai parfois eu l'impression d'aboutir au type de tautologie abrutissante dont ses partisans ont le secret : « braves gens qui aimaient la littérature et, surtout la fiction, méfiez-vous ! Non seulement elle ne vous aide pas à penser les rapports de domination entre l'Etat et vous-même, mais de surcroît, elle vous entraîne sur les chemins de l'aveuglement. Braves gens, remettez la fiction à sa place et, pour connaître le réel, lisez les bons auteurs de sciences humaines, surtout si leur style égale celui de
Pierre Bourdieu ». Un peu consternante, cette condescendance des sociologues engagés à l'égard de la littérature et cette idée que nous, pauvres mortels, ne sommes pas capables de distinguer le champ de la fiction de celui du réel ou quand l'avant-garde du prolétariat perçoit ce dernier comme intellectuellement limité…
En fait, c'est moins de Kafka dont
Geoffroy de Lagasnerie se méfie que de ces penseurs qui ont forgé notre représentation d'un Etat mystérieux en se référant à l'écrivain de Prague. Dans son viseur :
Theodor Adorno,
Hannah Arendt, dont on imagine que Geoffroy tremble d'effroi rien qu'en la mentionnant,
Gershom Scholem… Dommage qu'il ne soit pas aller plus loin dans son analyse : qu'est-ce qui fait que, dans le champ des sciences sociales, les références à des oeuvres de fiction peuvent parfois être éclairantes, parfois complètement contre-productives et/ou fausses ?
La dernière partie de son essai est stimulante :
Geoffroy de Lagasnerie se penche sur la manière dont notre société appréhende la culpabilité. Il se réfère à d'autres écrits de Kafka, notamment la Lettre au père, pour montrer que, loin d'avoir un rapport conservateur à la Justice, Kafka a toujours fait preuve d'une grande empathie à l'égard des « coupables » ou, plus exactement, à l'égard de ce besoin irrépressible que nous avons d'en désigner, toujours et encore.
Si vous supportez que l'on prenne Kafka comme prétexte à une réflexion plus large sur nos représentations de l'Etat, de la Loi ou de la Justice, si les affirmations manichéistes, voire carrément délirantes – du genre : si, aujourd'hui, la police américaine tue un Noir (sic), ce n'est pas une bavure, c'est qu'in fine, son objectif est de tuer des Noirs… – ne vous coupent pas l'appétit de lire, si la sécheresse de certains sociologues ne tarit pas la soif de votre curiosité, alors prenez le temps de feuilleter
Se méfier de Kafka qui est loin d'être inutile ou ridicule, comme l'ont écrit certains gardiens du temple du bon goût littéraire.
Merci à Masse critique et Flammarion de m'avoir permis de lire et de penser un peu contre moi-même et à une prochaine fois !