Il est des figures de notre panthéon philosophique national qui inspirent la plus grande déférence et ce, d'autant qu'ils suscitent à longueur de temps des hommages appuyés. Qui sommes-nous pour prétendre critiquer ce qu'ils ont écrit, eux qui semblent inatteignables ?
Bruno Latour entre incontestablement dans cette catégorie de penseurs et le fait qu'il nous ait quittés récemment pourrait même ajouter de l'indécence à la moindre critique. Tout jugement négatif deviendrait sacrilège.
Après tout, si tant est qu'on soit incité à critiquer tel ou tel de ses livres, il suffirait de dire « ça ne m'a pas plu » ou « je n'ai rien compris » pour renvoyer à notre subjectivité défaillante le sentiment d'inconfort ressenti à la lecture. Ainsi l'affaire serait-elle prestement réglée : on aura évité d'égratigner le Maître, sans pour autant contribuer au concert de louanges.
Avec cet essai, «
Où atterrir ? Comment s'orienter en politique », j'aimerais quand même aller un peu plus loin et, au risque de paraître présomptueux ou trop téméraire, exprimer les raisons pour lesquelles l'ouvrage n'a pas emporté ma conviction – c'est le moins que je puisse dire.
Tout d'abord, il convient d'écarter une espèce de « fausse modestie » qui serait inhérente au livre. On a bien un simple essai, d'une petite centaine de pages, au style souvent léger, farci de formules humoristiques… Un tel texte, dira-t-on, n'a pas à subir une critique trop sévère, car son intention est limitée et procède plus d'une intuition assez spontanée que d'une construction étayée et méticuleuse. En réalité, l'ouvrage est bien plus ambitieux qu'il y paraît. le sous-titre, d'ailleurs, devrait nous alerter. Il s'agit rien moins que de répondre à cet immense défi : « Comment s'orienter en politique ». L'entame du texte situe aussi l'ampleur de l'ambition : s'interroger sur la convergence de trois problèmes majeurs – la dérégulation, l'explosion des inégalités, le changement climatique.
Précisément, il me semble que face à une telle aspiration, les réponses apportées par l'auteur, en termes de concepts et d'éléments d'analyse, ne suffisent aucunement et surtout ne sont absolument pas à même de déboucher sur une quelconque voie opérationnelle – qui pourtant s'impose dès lors que le pari, encore une fois, est de « s'orienter en politique ».
En fait, et si l'on ose dire, toute cette histoire tourne autour de la Terre. Rétif face aux concepts usuels – présentés comme « attracteurs », en l'occurrence devenus caducs à ses yeux – de « Global » et de « Local », Latour promeut un troisième attracteur : le « Terrestre », un Terrestre qui ne se confond pas tout à fait avec la Nature ; laquelle Nature est bien trop éloignée des gens, ne leur parle pas. « Avez-vous remarqué, dit-il (pour le coup, assez justement), que les émotions mises en jeu ne sont pas les mêmes selon que l'on vous demande de défendre la nature – vous bâillez d'ennui – ou de défendre votre territoire – vous voilà tout de suite mobilisé ? » (p. 18). le Terrestre donc, plutôt que le Global et le Local. Eux aussi seraient trop abstraits pour être réellement opératoires : « Ni le Global ni le Local n'ont d'existence matérielle et durable », écrit-il (p. 55). C'est là déjà un premier point qui fait problème. Par exemple, pour les géographes notamment, la dimension matérielle (et fonctionnelle) du territoire local est canonique ; les travaux qui la mettent en exergue sont légion. Par ailleurs, la problématique environnementale a considérablement renouvelé les approches tant pour le pôle global (interdépendances diverses sur le plan planétaire, enjeu des « communs »…) que pour le pôle local (pollutions locales, développement durable local…), de même que les interférences entre les deux (par exemple, le fait qu'un problème global requiert une coopération entre acteurs de niveau géographique inférieur).
On m'objectera alors que la faiblesse des réalisations se prévalant du Local et du Global ne plaide pas pour ces deux « attracteurs » particuliers et il en résulte qu'un concept nouveau est nécessaire : d'où le Terrestre. Soit, pourquoi pas. Mais celui-ci apporte-t-il un plus significatif ? Pour ma part, j'en doute. Pour tenter de l'étayer, Latour recourt à une approche fréquente chez lui, la recomposition d'acteurs et d'objets particuliers dans des catégories nouvelles. Il en fait un usage abondant, avec parfois des passages qui laissent perplexe : « Dans le système d'engendrement, la liste est beaucoup plus difficile à enregistrer puisque les agents, les animés, les agissants qui la composent ont chacun leur propre parcours et intérêt. » (p. 121). Gênant aussi, le fait de vouloir évacuer certains concepts (le Global, le Local…), mais d'en conserver paradoxalement d'autres, pourtant en rien induits par la notion de Terrestre : par exemple, la lutte des classes. Ainsi, « [l]a question devient donc de définir de façon beaucoup plus réaliste les luttes de classes en prenant en compte cette nouvelle matérialité, ce nouveau matérialisme, imposés par l'orientation vers le Terrestre. » (p. 80) Pourtant, il n'aurait pas été saugrenu de suggérer que l'immixtion du Terrestre dans les affaires des hommes est peut-être propice à d'autres formes de rapports que la vieille lutte des classes…
Cela étant, si l'on peut a priori douter de la fécondité heuristique de la notion de Terrestre dans l'orientation des politiques, qu'en est-il des conséquences opérationnelles de l'approche proposée par Latour ? Lui-même, d'ailleurs, résume très bien l'enjeu : « L'hypothèse est peut-être attirante à défaut d'être prouvée (sic), mais qu'est-ce qu'on en fait pratiquement et qu'est-ce que ça change pour moi ? » (p. 115) Or, force est de constater que la moisson, en la matière, est bien maigrelette. Hormis une ou deux allusions aux ZAD – dont on admettra difficilement qu'elles puissent être un modèle reproductible à la majeure partie des affaires humaines… – ou la reprise des cahiers de doléances établis pendant la Révolution française, pas grand-chose à se mettre sous la dent… Si, quand même, on peut lire une conclusion assez surprenante où Latour fait l'apologie de l'Europe et du rôle que celle-ci devrait avoir dans l'accueil des réfugiés. Surprenante, en ceci qu'un tel plaidoyer pourrait tout à fait faire l'économie d'un détour par le Terrestre. Bien plus : il me semble que si le Terrestre peut avoir un sens, c'est pour s'intéresser aux diverses conditions aptes à assurer une vie décente dans les territoires, et certainement pas au fait de les quitter. Et dans ce cas, si on souhaite légitimer l'accueil, c'est plutôt vers un autre registre de principes qu'il convient de se tourner : la justice, la solidarité, nullement le Terrestre…