Dans les méandres vidéoludiques de la scénarisation contemporaine de nos vies et de ce qui pourrait s'y rattacher. Une somptueuse mise en néo-grammaire distordue d'un certain réel bien prégnant.
Sur le blog Charybde 27 : https://charybde2.wordpress.com/2021/11/29/note-de-lecture-
rivage-au-rapport-quentin-leclerc/
Aidé de son assistant Copperfield, Rivage mène l'enquête sur le meurtre d'un adolescent à Myriad Pro. Bientôt suivi d'autres assassinats, ce crime fondateur laisse vite place à l'emballement d'une véritable série, où les pistes nombreuses, solides ou non, semblent bifurquer à qui mieux mieux, tandis que le principal investigateur paraît baguenauder d'intuition en rêverie, donnant de plus en plus la nette impression de ne pas avoir vraiment le coeur à l'ouvrage, voire de préférer ne pas. Alors que se bousculent volontiers à l'entrée en scène les connaissances du premier défunt, fréquentant comme lui le forum Craftmania dédié au jeu Minecraft, parmi lesquelles se distinguera le jeune Peter Fire, on verra surgir tour à tour (et dans un ordre parfois soigneusement chaotique) le meilleur ami de Rivage, Sam Delta, le tueur à gages Mista (qui est peut-être, après tout, un authentique cascadeur), un fermier tout à fait emblématique, un mystérieux proviseur, l'homme d'affaires (et big boss du crime organisé) Diavolo, le gérant d'un restaurant d'une célèbre franchise spécialisée dans les burgers au fromage, les soeurs Braska, spécialistes mondiales de l'élimination d'individus gênants, Yoshi, l'un des meilleurs joueurs mondiaux de Fortnite, la coroner Red (que l'on imaginera assez naturellement, quelle que soit la description proposée, sous les traits de Linda Fiorentino / Laurel Weaver), Nick, a.k.a. captain-death-falcon, son assistant à la morgue, la skateuse Marle, le jeune saxophoniste vedette Coltrane 3000 (qui se trouve aussi être fils de certain proviseur), au milieu de bien d'autres personnages et d'un chien cosmonaute prochainement de retour sur Terre. Cette prolifération même des protagonistes, directs
ou indirects, proches ou lointains, de l'enquête conduite par Rivage et Copperfield (et par bien d'autres de leur côté), ouvre les narrations de «
Rivage au rapport », troisième roman de
Quentin Leclerc, publié en 2021 aux éditions de L'Ogre, sur un véritable abîme
où il est délectable d'accompagner le héros, en se demandant tout le long ce qui nous arrive exactement et d'où provient la forme particulière de sensation de déjà vu qui nous hante désormais, et qui vient interroger en profondeur notre relation au réel tel qu'il nous est raconté – ou tel qu'il nous est proposé d'y participer.
Disons-le tout net : rarement un texte aura su interroger avec une telle verve, une telle fougue et une telle malice notre rapport intime aux narrations contemporaines devenues toujours davantage collectives, à travers la généralisation du visionnage des blockbusters, des séries télévisées surtout et de l'usage des jeux vidéo tout particulièrement.
Lorsque Icom et Mindscape publient le jeu vidéo « Déjà vu » en 1985, plongeant la joueuse ou le joueur dans le Chicago hard-boiled des années 1940 et les joies de l'aventure en point and click, nul ne sait qu'une véritable grammaire d'écriture et de lecture du contemporain est déjà en gestation. Lorsque vingt-sept ans plus tard, les saisissantes cinquante pages du « Real Niggaz Don't Die ! Grand Theft Auto : San Andreas entre récit et jeu » de
Samuel Archibald viennent confronter cette narrativité particulière, qui s'est développée en foisonnant, parallèlement à celle (généralement plus univoque) des séries télévisées « modernes » succédant aux traditionnels « feuilletons » – ce que nous rappelaient aussi, de ce côté-là de la composition du nouvel inconscient collectif, le
Martin Winckler des « Miroirs de la vie » (2002) et des « Miroirs obscurs » (2005), ou le
Pacôme Thiellement de «
Pop Yoga » (2013) -, l'opération a, de plus d'une manière, déjà eu lieu : un mode particulier d'appréhension du réel s'est diffusé parmi nous, se nichant dans bien des interstices ignorés ou trop rapidement balayés d'un revers de manette. Certains raccourcis clavier, certains sauts de niveau, certaines invraisemblances communément acceptées au bénéfice de la jouabilité, certaines ellipses et omissions temporaires (telles la si savoureuse « La mère de Ken comprend qu'il est temps de parler. Sept jours plus tôt, sur la route 71. » de la page 317), composent allègrement une syntaxe temporelle et humaine beaucoup plus invasive qu'il n'y semblait d'abord, pour le meilleur et pour le pire.
Il n'est pas surprenant dans ces conditions, pour rendre palpable cette grammaire narrative invasive, de manière moins directement « étude de boucles en mi majeur » que dans «
La ville fond » (2017) du même
Quentin Leclerc, et moins franchement portée sur les tropes échelonnées que dans «
Quelques rides » (2015) du compère
Fabien Clouette, les deux auteurs s'étant sans hasard associés en 2019 pour composer le salutaire et joueur (ô combien et justement) manifeste littéraire «
Speed Boat », de ressentir ici à tout instant ou presque le surgissement voilé de figures familières, mais joliment distordues et assemblées (car cette grammaire, malgré le foisonnement de ses passages obligés et de ses boss de niveau, demeure – envers et contre tout – d'abord évolutive) : aux côtés du carburant direct fourni au fil du récit par les interventions directes, étoffées ou plus éphémères, de Tetris, Minecraft, Spyro, Final Fantasy X, Resident Evil 3, Grand Theft Auto V (forcément), Banjo Kazooie (« Banjo begs for plenty of eggs » étant peut-être bien LA phrase-clé du roman), Super Mario 64, GoldenEye 007, The Legend of Zelda : Ocarina of Time, Perfect Dark, Pinball 3D, Adventure Island II, Fortnite (naturellement), Age of Empires II, Alone in the Dark : The New Nightmare, Harvest Moon, Mario Tennis, Power Quest, Dreams (on ne peut plus logiquement quant à celui-ci, jeu vidéo conçu pour créer des jeux vidéo), Mario Kart 8, Street Fighter, Splinter Cell ou encore PGA Tour 2K14 (qui annonce en temps et en heure l'importance que prendra le jeu physique du golf, le moment venu), il faut compter avec le comburant des persistances rétiniennes apportées par, entre autres, la scène introductive de la très danoise série The Killing ou par celle, californienne en diable plutôt que floridienne, de Veronica Mars (l'ombre fabuleuse de Logan Echolls n'est jamais très loin ici), davantage que par les miroirs déformants de Twin Peaks, de Men In Black aussi (la coroner Red, ici, et son magnifique « C'est une sombre affaire »), de Kill Bill bien sûr, de Ghostbusters, des jumeaux maudits Armageddon et Deep Impact, d'Ocean's 13 ou encore de Outer Banks et de True Detective (dont, par presque parenthèse, la mesure de la distance technique et narrative les séparant respectivement du « Roi en jaune » de
Robert W. Chambers et de la trilogie du Rempart Sud de
Jeff VanderMeer fournirait sans doute un élégant proxy de ce qui se déroule sous nos yeux).
Philippe Annocque nous avait offert avec son «
Vie des hauts plateaux » (2014) une somptueuse incursion dans certains dispositifs spécifiques de cette nouvelle grammaire globale, anticipant l'instagrammatisation pseudo-ludique de nos vies et le vide qui en résulte, si joliment pesés par un Éric Arlix (que ce soit avec « Golden Hello » en 2017 ou avec « Terreur Saison 1 » en 2018) et par la
Laura Vazquez de «
La semaine perpétuelle » tout récemment.
Chloé Delaume avait poussé à son paroxysme le vertige dickien et cronenbergien de la mise en abîme entre fiction télévisuelle et réalité psychiatrique avec son fabuleux «
La nuit je suis Buffy Summers » de 2007, et
Jason Hrivnak avait su détecter le potentiel de valeur-test implicite à certaines formes de la syntaxe vidéoludique dans son formidable «
La maison des épreuves » de 2009. de plus d'une façon,
Quentin Leclerc a créé ici une mécanique infernale, tragique et hilarante de bout en bout, pour englober tous ces précipices.
Myriad Pro, la ville qui ne porte
certainement pas par hasard le nom de la police de caractères officielle d'Apple, n'est pas
Vermilion Sands, mais elle peut certainement jouer un rôle métaphorique semblable, à la charnière des années 2020, à celui de la station balnéaro-artistique de
J.G. Ballard, au tournant des années 1960-1970. Avec un rasoir d'Ockham désormais totalement dévoyé par d'inventives logiques complotistes en circuit fermé (dont
Quentin Leclerc nous glisse au fil des forums de brillants et dramatiquement comiques exemples), avec un fourmillement de quêtes principales comme de quêtes secondaires, l'enjeu n'est plus désormais dans un paradoxe dickien réalité / illusion nourri de drogues et de psychédélisme old school, mais bien dans une perversion du langage (les télescopages de langues de bois – présentations de forums, pitchs de jeux, chartes RH, credos socialement responsables,… – pratiqués par
Quentin Leclerc sont aussi cruellement savoureux que la mise en abîme pratiquée par la
Sandra Lucbert du « Ministère des contes publics » ou plus anciennement par le
Jean-Charles Massera de « United Problems of Coût de la Main-d'Oeuvre ») qui renvoie en parallèle à l'irréalité foncière – mais sans issue de secours véritable – de métaphores narratives au long cours devenues particulièrement invasives.
« Il n'y a plus aucune excuse pour ne pas prendre de bonnes photos », « Ils quittent le skatepark, qui reste là » et « Copperfield pense que les choses commencent à faire sens. Il pense : tout est lié. » (rejoignant ici sur bien des points sérieux et ludiques les «
Bacchantes » de
Céline Minard). Dans l'espace profond et propret des banlieues résidentielles connectées, on ne vous entendra pas crier – et rien n'indique (au contraire, si l'on ajoute foi à la mention conclusive Fin du tome I) que le boss de fin de jeu ait été réellement dégommé, ici comme ailleurs.
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