Imaginez un cadeau, un gros cadeau, contenant lui-même plein de petits cadeaux. Vos yeux pétillent, et à chaque fois que vous ouvrez une de ces surprises inattendues, des Oh !, des ah ! , des Shebam ! Pow ! Blop ! Wizz ! fusent de toute part. Voilà l'effet que m'a fait ce livre, un livre surprenant, une friandise, dont je connaissais la ficelle, mais en la tirant me sont tombées dessus en cascade, un peu pèle mêle, plein d'autres surprises comme autant de bulles irisées, étonnantes et jubilatoires. Vous les dévoiler vous enlèverait la fraicheur et le pétillant que j'ai ressenti en lisant ce livre. Donc je vais juste vous évoquez l'histoire dans ses grandes lignes, telle que nous pouvons la trouver en 4ème de couverture, sans rien mais rien dévoiler surtout des méandres loufoques de cette histoire décalée, absurde, cette fable russe avec laquelle j'ai eu le bonheur de passer le WE.
C'est donc l'histoire d'un homme, Arseni Andréiévitch Iratov, riche quinquagénaire russe, d'une beauté ténébreuse, aux nombreuses conquêtes féminines, actuellement en couple avec la belle Véra, qui, un matin, constate avec effroi qu'il a perdu son membre viril, son appendice précieux, l'outil avec lequel il sait si bien faire frémir et virevolter les papillons des ventres de ces dames, oui il a perdu son pénis. Pas de mutilation sanglante, aucune douleur, non, il se lève et il n'a juste plus rien. Il le cherche, en vain : « Iratov eut alors l'idée d'utiliser son miroir grossissant monté sur un bras métallique articulé, comme dans les hôtels. Grimpant sur une chaise, il approcha le miroir-loupe de son entrejambe. Sur la surface égale de son épiderme, aussi lisse que si jamais rien n'en avait pointé, on voyait une petite ouverture soignée. Arséni Andréiévitch l'inspecta avec la plus grande attention, comme si cet orifice était une vermoulure cosmique, voire un trou noir qui avait englouti sa nature. » Son sexe s'est séparé de lui, comme un module d'une station spatiale. Dorénavant, il agit de façon autonome. Arséni espère trouver quelques réponses sur Internet mais déjà comment formuler la question… « Est-il arrivé à votre pénis de disparaître ? » Un vrai galimatias… « Lui est-il arrivé de vous quitter ? » ou « Comment vivre sans son sexe ? ». Pas simple.
Encore plus surprenant lorsque le membre viril disparu réapparait comme par magie dans les années 60 auprès d'une jeune adolescente, Alissa. Une sorte de gnome, tout petit, qui, grâce aux soins prodigués par la jeune fille, assez troublée, grandit très vite et devient un beau jeune homme.
Voilà ne pas en dire plus surtout. Et seulement vous dire pourquoi j'ai aimé cette histoire :
- L'écriture est fluide, aérienne, légère. Elle entrelace le surnaturel et le poétique. Mais l'écriture est également caustique, acérée. Au service d'un humour acide. L'auteur utilise tous les styles, celui du conte, du roman d'anticipation (comment faire dans une société sans mâle, sans testostérone ? Un pénis vous manque et tout est-il dépeuplé ?), de la fable religieuse et existentielle (un vent divin souffle sur ce roman narré par un être, sorte d'ange omniscient nous relatant la punition divine et la rédemption des âmes faibles). Cela donne un roman original et réjouissant qui sort complètement des sentiers battus.
- «
L'outil et les papillons », sous couvert d'une fable à priori innocente et grivoise, en dessous de la ceinture, dénonce la Russie communiste, la corruption qui la gangrène, les dépenses militaires qui l'asphyxie, la société hyper-masculine, l'alcoolisme, les injustices. Une fresque au vitriol des bassesses de la société russe et des difficultés pour le peuple à être heureux : « j'ai regardé de l'autre côté de la vitrine ces gens qui vaquaient à leurs occupations sous les flocons de neige. Ils avaient presque tous la mine maussade, comme d'ailleurs la majorité de la population vivant dans la plaine centrale de Russie. Conçus sans joie, ils vivent dans la tristesse. Comment peuvent-ils savoir que la neige qui tombe est un bienfait ? Ce qui vient d'en haut n'est que joie, alors que d'en bas ne surgit rien de bon. »
- Dimitri Lipskérov se joue de nous, lecteurs médusés, car la chronologie, les personnages, les histoires, tout se mêlent et s'entremêlent. Cela crée un univers fantasmagorique et absurde dans lequel j'ai aimé plonger même si j'avais l'impression parfois d'avoir des hallucinations. Je m'arrêtais alors, prise de vertige, en me disant « bon, alors lui déjà c'est le petit-fils d'untel mais attends, temporellement, ça ne va pas… » Non, il faut lâcher et tout va bien, se laisser porter par le flow et tant pis si c'est un peu embrouillé par moment. D'ailleurs l'auteur l'écrit lui-même : « Les événements lui paraissaient pour le moins étranges, quelque peu grandiloquents et excentriques. Il s'efforça d'analyser l'information à partir du passé récent : la perte de son appareil génital, Sytine, le saphir, les secousses boursières, Véra… tout cela s'imbriquait en une pelote d'absurdités où il croyait discerner un sens. — Quelles foutaises ! lâcha-t-il à haute voix. » ou encore « Iratov se dit que la situation était d'un surréalisme digne de
Dali. Un jeune homme cherche à prouver à un individu qu'il n'est autre que son sexe ! En même temps, la disparition de l'objet susmentionné chez Arséni Andréiévitch n'était pas moins absurde que les oeuvres de Kafka. » Voilà qui est dit et assumé pour notre plus grand plaisir.
Ce livre, vous l'aurez compris, m'aura procuré un immense bonheur de lecture. Ce livre, un outil baroque pour faire vibrer en nous les ailes du plaisir. Je vais me tourner à présent vers son premier ouvrage publié en 2017 «
le dernier rêve de la raison » qui est, parait-il, rocambolesque et onirique. Déjà hâte ! Merci à Gaëlle et à Tetrizoustan pour cette belle découverte !