LE DERNIER HOMME AU DÔME
Où est la splendide ivresse? Où le grand ivrogne?
Cet impondérable petit mystère
M'empêche de dormir constamment à minuit:
-Où est-il parti, de quelle table lève-t-il sa chope?
Où sont-ils disparus, mes amis, les grands désancrés?
Ils ne gémissent plus aux bars, ils ne prennent plus la mer;
D'un simple tremblement de volonté, ils rêvent sans contrainte,
Viveurs de vies dont ils avaient l'ardent désir
Couloirs interminables de bottes à lécher,
Avec, tout au fond, le gros orteil du pape.
Où sont tes amis, pauvre idiot? tu n'en as plus qu'un,
Qui d'ailleurs te donne la nausée
Quoique bien moins que les autres; je le connais
Car je suis le dernier ivrogne : je bois seul.
DÉLIRIUM À VERA CRUZ
Où donc a fui la tendresse, demandait-il au miroir
Du Biltmore Hôtel, cuarto (chambre) 212. hélas,
Voilà-t-il pas que son image s'est penchée aussi contre le verre.
Pour me demander où je suis parti, vers quelle horreur ?
Est-ce elle que je vois me fixer à l'instant avec terreur
Derrière ta fragile barrière oblique ? La tendresse
Exista un jour au fond de cet abri,
Ce lieu, forme visible et cris audibles par toi. Où donc fut
L'erreur ? Suis-je cette image fourchue, cramoisie ?
Est-ce le fantôme de l'amour que tu reflétas ?
À la minute même, sur fond de tequila, mégots, cols crasseux,
Perborate de sodium, feuille gribouillée
À l'adresse des morts, téléphone déconnecté ?
— De colère il fracassa le verre en miettes (coût total 50 $)
/ traduit de l'anglais par Jacques Darras
PAS LE TEMPS DE S'ARRÊTER POUR PENSER
Un seul espoir le prochain verre.
Va te promener si tu préfères.
Pas la peine de te poser pour penser,
Un seul espoir le prochain verre.
Sauf si l'abîme te met en nage,
Ça ne sert à rien ton bavardage.
Un seul espoir le prochain verre.
Va te promener, si tu préfères.
il aimait bien les morts )
comme approchait la fin du jour,
la pauvre fin d'un jour sans vie
il tenta de compter les choses
qui lui tenaient vraiment au coeur.
il n'avait rien d'un Rupert Brooke,
et rien d'un amoureux célèbre ;
rien dans sa mémoire n'était sans mélange,
jamais son âme n'avait été sans crainte,
et en ce moment même il l'eût dix fois vendue
pour une canette de bière.
il semblait ne jamais avoir connu l'amour,
et avoir estimé l'angoisse plus que tout.
il aimait bien les morts. L'herbe n'était pas verte,
à ses yeux : et elle n'était pas même l'herbe,
ni le soleil n'était le soleil, ni la rose
la rose, la fumée fumée, ni corps le corps.
Pierres blessées
Parfois l’enfant ne sait pas dire son chagrin,
Mais il entend, le soir, les étranges présages
Qui annoncent aux pierres blessées, à même le sol,
Leur libération, où il apprend que les pierres
Cœurs brisés, ont parfois l’éclat dur d’un langage.
Le bruit de la mer rugit au vestiaire
- Et un reproche ; mais cela même est rassurant :
Un reproche de moins entre lui et la mort…
Et là, sur le tapis devant la cheminée,
Il regarde l’enfer et voit son avenir
- Qui sait, peut-être une chambre de chauffe ?-
Pourtant, l’enfant, je pense, a connu des fous-rires
(On dit que de la vie ce sont les seuls remèdes),
Et puis, n’eût-il pas survécu,
Saurait-il que Rimbaud a connu ces chagrins,
Rimbaud dont l’âge d’homme aussi, comme le sien,
Fut déserté d’amour et privé de langage ?