Mentionné plusieurs fois parmi les meilleurs livres de SF paru l'année dernière aux États-Unis,
La Cité de l'orque est le premier roman de l'écrivain
Sam J. Miller. Remarqué pour sa nouvelle 57 Reasons for the Slate Quarry Suicides et couronné par le prix
Shirley Jackson, l'américain passe donc enfin à la forme longue avec une aventure science-fictive pure et dure qui trouve une résonance tout particulière face à notre époque actuelle. Albin Michel Imaginaire aurait-il encore trouvé la perle rare après la publication du monumental Anatèm de
Neil Stephenson l'année dernière ?
Le monde d'après
Avant toute chose,
La Cité de l'orque prend place dans un monde post-apocalyptique aux doux relents cyberpunk où les hommes survivent sur de gigantesques cités flottantes. On devine rapidement que le réchauffement climatique a dévasté la planète et qu'il a complètement changé la donne à l'échelle internationale. Les États-Unis n'existent plus autrement que par une flottille de navires dérivant sur l'
océan, la plupart des terres ont été submergées et composent désormais un Monde Englouti inaccessible, Lisbonne a disparu, tout comme les Pays-Bas. La montée des eaux n'a pourtant pas mis fin à l'humanité car celle-ci a trouvé refuge sur d'immenses villes flottantes dont Qaanaaq constitue certainement l'exemple le plus fascinant. À la fois personnage principal du roman et enjeu primordial de l'histoire, Qaanaq impressionne par le melting-pot culturel et civilisationnel qu'elle incarne.
Sam J. Miller imagine ici la société post-réchauffement climatique qui ressemble diablement à nos pays modernes à la dérive. Selon le Bras (comprendre secteur) où l'on se trouve, la situation sociale change radicalement. le Bras Un abrite les plus riches qui jouissent d'un espace de rêve pour y mener leur petite vie de tous les jours tandis que les pauvres et autres migrants s'entassent comme des bêtes dans le Bras Huit. Miller contemple notre monde à travers le prisme d'une utopie capitaliste qui ressemble à s'y méprendre à un cauchemar humaniste total. Dirigé par des IAs et un système de logiciel ultra-complexe où les quelques politiques qui restent ne sont plus guère que d'amusants pantins-punching ball pour le quidam ordinaire, Qaanaaq se passe de police et autres systèmes répressifs en étranglant le seul marché qui compte encore vraiment : l'immobilier. Car dans une ville où le logement est devenu un enjeu vital, investir dans la pierre n'a jamais eu plus de sens. Ce que les actionnaires comme Martin Podlove ont bien vite compris. Quelque part entre
le Fleuve des Dieux d'
Ian McDonald et
La Fille-Automate de
Paolo Bacigalupi,
La Cité de l'orque fait mont
re d'un worldbuilding impressionnant qui scotche dès les premières pages.
Survivre au génocide
Pour visiter Qaanaaq,
Sam J. Miller emploie plusieurs personnages points de vue (à la façon d'un George R.
R Martin) dont Fill, héritier d'une riche famille condamné à courte échéance par un simili-VIH post-moderne appelé Les Failles, Ankit, représentante d'une politicienne en pleine campagne électorale ou encore Kaev, lutteur sur poutres de seconde zone au service d'un puissant syndicat du crime. Cet entrelacement de personnages permet à
Sam J. Miller de capturer l'essence de sa ville-monde de façon bien plus précise que d'un strict point de vue linéaire en passant alternativement entre le monde des riches et celui des miséreux. Il tisse alors une fresque sociale complète et passionnante qui fait écho au monde actuel avec une force souvent étonnante. le ravage causé par Les Failles rappelle celui des années SIDA, les migrants entassés dans des camps de bric et de broc renvoient forcément à Calais et Sangatte (ou tout autre camp de réfugiés de par le monde), et chacun trouvera en Martin Podlove un écho du politique corrompu de son choix (ce qui pourrait fort bien être un pléonasme d'ailleurs).
Pourtant, ce qui interpelle le plus ici, ce ne sont ni les combats de Kaev ni les états d'âmes d'Ankit face à la misère mais bien l'arrivé d'une étrange femme à Qaanaaq, accompagnée d'un orque et d'un ours blanc. Si l'on apprendra son nom que bien plus tard, elle constitue très vite le noeud central de l'aventure où viennent se greffer toutes les autres trajectoires narratives. Survivante et guerrière, elle permet à Miller de parler de l'extermination des peuples et de l'intolérance banale de l'homme, écho futur du génocide des amérindiens et d'autres peuples déjà oubliés.
La Cité de l'Orque se concentre petit à petit sur le syndrome du survivant et comment gérer cette difficile condition qu'est celle d'être la dernière représentante de tout un peuple, de toute une culture.
(Nano)liez-vous !
Au cours de ce récit foisonnant, le lecteur fera également la connaissance des nano-liés, des personnes capables de s'attacher à un animal (ou à un être humain) par l'intermédiai
re de nanites. le lien ainsi créé n'est pas sans rappeler parfois celui qui unit Dæmons et humains dans la trilogie À la croisée des mondes de
Philip Pullman, même si
Sam J. Miller n'a nullement l'expérience et le talent nécessaire pour insuffler autant d'empathie dans ces relations délicates.
La Cité de l'orque, de par sa construction et ses thématiques, invite au final à renouer avec les siens. Sa famille d'abord, élément essentiel pour se définir et exister. Son peuple ensuite, entité supérieure et pourtant si analogue. Son espèce enfin, capable du pire (et surtout du pire) mais qui trouve cette fois quelques représentants plus glorieux parmi une assemblée de prédateurs avides d'argent, l'ennemi suprême et éternel. Même si le message pourra paraître naïf et un brin répétitif (notamment dans sa conclusion), il est sauvé par l'adjonction entre les différents fils narratifs d'un journal clandestin, Ville sans Plan, qui rappellera parfois au lecteur l'excellent
souvenir du Transmetropolitan de
Warren Ellis. Si ce n'est bien évidemment pas Spider Jerusalem qui écrit cette fois, L'Auteur mystérieux de Ville sans Plan possède le même désir de secouer la société à travers la description de l'autre et des vies qui nous passent à côté en silence. C'est certainement ici que
Sam J. Miller s'avère le plus convaincant et qu'il touche à l'essentiel : les histoires permettent de changer le monde.
Malgré ses défauts,
La Cité de l'orque s'impose comme un premier roman intelligent et bour
ré de réflexions passionnantes sur notre propre monde, lui-même déjà en proie au réchauffement climatique et aux crises migratoires. Humain et fascinant dans sa construction, le liv
re de
Sam J. Miller se permet également le luxe de créer Qaanaaq, une ville imaginaire inoubliable que n'auraient pas renié
China Miéville ou
Philip K. Dick…
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