Nul n'est censé sortir des Enfers, mais depuis l'aube de l'humanité, tellement de héros les ont visités qu'on est tenté de croire qu'un office du tourisme y a fait rapidement son apparition : Enkidu, Ulysse, Orphée, Énée, de nombreux saints, ou plus récemment
Dante et
Sartre nous ont raconté avec force détails ce qui nous attendait dans l'au-delà.
Georges Minois dresse dans cet essai l'évolution des Enfers dans les mentalités européennes et chrétiennes, des premiers Pères de l'Église à l'époque moderne.
Les premiers enfers ne comportent aucun jugement moral, tout être humain y finira quelle que soit la vie qu'il a menée. le lieu est lugubre, ses habitants errent misérablement, mais les seules souffrances qu'ils reçoivent sont celles qu'ils s'infligent eux-mêmes : regrets, désir de vengeance, etc. Si le dieu a une dent contre quelqu'un, il règle ses comptes dans la vie, à l'aide de maladie, de famine de guerre ou autre calamité du même genre.
L'idée d'un enfer punitif (et par conséquent d'un paradis) naît paradoxalement avec l'idée d'un dieu bon et juste. Les fidèles ont rapidement constaté que les gens avec peu de moralité n'avaient pas forcément la pire vie sur terre. Il fallait bien que les mauvaises actions soient punies, et si ce n'était pas ici-bas, c'était forcément dans l'autre monde.
La peur de l'Enfer devient progressivement le moyen le plus sûr du clergé pour faire obéir les fidèles, et ce de manière tout à fait assumée. On conseille aux prêtres de terroriser leurs ouailles, et aux moines d'imaginer les épreuves qui les attendent s'ils ne respectent pas leurs voeux. Cette saine terreur pousse à une étude assidue de la religion, ce qui permettra d'en découvrir les bienfaits. Pour les esprits éclairés, cette menace n'est qu'une motivation temporaire, pour les frustres, la meilleure solution pour sauver leur âme.
Cet enfer punitif a toutefois laissé de douloureuses questions en suspens. Comment faire coïncider la vision d'un dieu bon avec celle d'un dieu qui laisse souffrir certaines de ses créatures pour l'éternité ? Et d'un autre côté, si les peines ne sont pas éternelles, ou s'il n'y a pas de peine du tout, pourquoi se casser la tête à respecter toutes les prescriptions morales si le menteur, le blasphémateur et le fornicateur reçoivent au final les mêmes bienfaits que les autres ? le purgatoire, les Limbes font leur apparition pour adoucir ces difficultés, sans toutefois les faire disparaître.
Bien que l'évocation des tourments qui attendent les pécheurs en Enfer devienne le thème favori des prêcheurs, ces deux visions extrêmes cohabiteront jusqu'à nos jours. Dans les époques troublées, les prédicateurs n'hésiteront pas à promettre aux justes la satisfaction bien peu charitable, mais ô combien réjouissante, d'assister de leur petit nuage aux tortures de leurs pires ennemis. Plus tard, des théologiens plus optimistes promettront le salut éternel pour tout le monde, y compris à Satan en personne.
La Réforme et la Contre-Réforme sonne le glas de l'Enfer. Les religions en concurrence sont forcées de développer plus rigoureusement leur dogme, et prêtent dès lors le flanc à la critique. Les châtiments toujours plus extrêmes des sermons finissent par lasser, et l'Humanisme naissant les refuse. L'Enfer est progressivement abandonné par les fidèles, et depuis un petit siècle, le clergé lui-même évite soigneusement le sujet.
Georges Minois nous plonge dans un univers extrêmement riche, où
l'imagination fertile du peuple quant à l'invention de nouveaux supplices côtoie la logique ingénieuse des théologiens qui tentent de faire tenir cet ensemble de croyances disparates ensemble. Son propos est parfois teinté d'un soupçon d'anti-cléricalisme qui pourra déplaire à certains (je dois reconnaître qu'il a plutôt égayé la lecture du mécréant que je suis). Seul petit reproche, l'essai laisse de côté les Enfers des autres religions. L'auteur pense que l'Enfer chrétien est le plus imaginatif, le plus développé et le plus travaillé. Au vu de ce livre, on peut difficilement lui donner tord.