Rivesaltes, un camp en France, «antichambre d'Auschwitz », en 1941-1942 : « L'humanité est toujours entre deux hommes. Il ne s'agit pas d'être des saints ». Récit d'
Alain Monnier aux Editions de la Louve (mars 2008).
Le camp de Rivesaltes a été construit en 1938. Il a hébergé tour à tour des républicains Espagnols, des Tziganes, des Juifs, des prisonniers allemands et plus tard, des Harkis. L'écrivain
Alain Monnier, né après la guerre à quelques kilomètres de là, a grandi près de ce camp sans jamais avoir entendu parler des Juifs partis de Rivesaltes vers Drancy, puis Auschwitz. Il découvrira ce camp tout à fait fortuitement. Répondant à un appel impérieux, il s'y rend. Sans vouloir moins considérer les souffrances des populations qui ont été ici concentrées, il choisit d'évoquer les Juifs en transit, en 1941-42 : « Ce n'est plus de politique, d'idéologie, de mode de vie dont il s'agit, mais de leur présence sur terre tout simplement…. Pas d'autres raisons que celle, imparable et tragique, tel un absurde non-sens, d'être ce que l'on est. (…) Des épaves ballottées au gré de la folie des hommes ». L'auteur suit des fantômes, erre d'un bâtiment à l'autre, « avec un sentiment de honte et de peine ». Un court récit (93 pages) mais intense, qui rudoie le lecteur, comme l'auteur l'a probablement été lui-même à cette terrible évocation, toute en fine dentelle faite de ces fils de fer barbelés qui s'entremêlent aux préjugés et à la haine dans le cerveau de bien des hommes… le récit est documenté, bâti comme un roman mais ce qu'il narre n'est hélas pas né de l'imagination. Les faits sont là, transcrits par l'âme de celui qui sent à travers le temps, la souffrance amassée ici dans tellement d'indifférence. Qui colle au lieu aussi sûrement qu'une empreinte dans la cire. Ici le temps n'efface pas les pas sur le sable. Ils y sont restés incrustés. Pour que la mémoire ne se voile pas la face : « Pourquoi focaliser la haine sur les exclus et point sur ceux qui les excluent ? »
Il dit l'action aveugle de l'Administration : « On envoie des centaines de gens à la mort avec une application administrative effarante…. Il faut dissimuler sous une rigueur de métronome les bassesses de ce monde…. On applique consciencieusement les consignes. Elles sont nombreuses et compliquées, comme seule l'Administration sait les inventer par strates successives… pour voiler les énormités qu'elle profère et ne supporte pas de les regarder en face ». »
En rupture avec ses autres romans,
Alain Monnier s'implique à la première personne dans cette quête d'une mémoire douloureuse : « C'est avec cette modeste position de passeur que je me risque à écrire ces pages ». Passeur de mots, oui, pour donner du sens aux images de la Shoah véhiculées par l'histoire, les témoignages, les documentaires : « … ce sont les commentaires qui seuls transmettent le passé. Sans les mots, les images n'ont pas de sens, et la narration se doit d'adapter sans cesse l'histoire transmise à la capacité d'entendement des nouvelles générations ». le livre laisse résonner une drôle de petite musique, dénuée d'espoir, faite de murmures inachevés, de froissements de tissus usés : « (ces) personnes toutes bien réelles. Identifiables. Je ne les connais pas mais je les devine, je les vois, je sens leur manteau qui me frôle ». Les mots évoquent, sévères, un réel glacé. L'auteur est là, dans ce camp fantôme, antichambre d'Auschwitz : "C'est là que ça c'est passé. le ciel avait le même bleu, les papillons de la garrigue voletaient de la même façon, les herbes ployaient sous le même vent, ils étaient là, perdus dans l'angoisse, à sentir une mort inconnue planer sur eux." Avec cette prise de conscience qui ne laisse place à aucune échappatoire : « Ici, ici seulement, dans ce lieu banal que rien ne prédestinait à cette tragédie, je me résous à admettre que le monde peut à tout moment basculer. Et qu'il basculera fatalement à nouveau. »
Alain Monnier dit les responsabilités et se met lui-même en cause, avouant : « Je n'aurais jamais adhéré à l'idéologie de la haine, j'aurais aidé à la condition de ne pas mettre mon entourage en danger… Mais au-delà ?». Un livre riche de petites phrases nées d'une âme qui claque au vent du large, à la générosité, noble et droite. Pour qui « plus jamais ça » est une impasse car on ne peut que « s'exaspérer de ne jamais pouvoir baliser un avenir probable ». le silence du ciel ne serait-il pas le grand coupable : « L'absence de châtiment et l'impossibilité de s'en remettre à dieu sont insupportables. » Même si « Les explications sont individuelles… la responsabilité est collective et écrasante. Quand à la culpabilité, elle « transpire sous notre front. Il ne s'agit pas de s'y complaire ou de s'émouvoir devant le spectacle de notre repentance, mais d'obliger le présent…. (pour) construire une réelle tolérance. »
Alain Monnier se refuse à jouer l'accusateur d'une époque qu'il « peine tant à imaginer » tant elle est étrangère à ses frémissements intérieurs. S'il reste partagé entre indulgence et envie de condamner, c'est que son esprit intègre suggère chaque fois une parade à tout ce qui fige de façon manichéenne : « Il est facile d'être perspicace et intransigeant plus tard, mais sur l'heure ? »
Pour ma part, je n'assisterai plus jamais à une commémoration comme avant d'avoir lu cette phrase d'une fulgurante vérité à propager en tous lieux : « En ce sens, une commémoration est sans nul doute devenue, dans le monde d'aujourd'hui, un acte de rébellion. » Un récit superbement écrit, de cette écriture qui ressemble à son auteur, toute de douce humanité et d'intransigeance. A lire et à faire lire. Absolument.