Mais aimons-nous ceux que nous aimons ?

Un dictionnaire contemporain définit l’ascèse :

« Ensemble d’exercices physiques et moraux qui tendent à l’affranchissement de l’esprit par le mépris du corps. » Si cette définition est bonne, comment parler d’une ascèse sportive, qui est au contraire un perfectionnement de l’esprit, ou plutôt de la conscience morale, ou mieux encore du caractère, par le perfectionnement du corps ? Et cependant tout le monde me comprendra quand je dirai que l’ascèse sportive, c’est-à-dire le « perfectionnement du corps » – en vue de garder une bonne condition athlétique – fut poussée à un moment si loin que j’ai vu la chasteté recommandée nommément dans un des bulletins de l’important Stade français, et que le rigorisme y fut tel, à un moment, qu’un des fondateurs de ce club se vantait, dans le même bulletin, d’avoir renvoyé du club, séance tenante, un jeune homme qu’il avait vu fumer au Stade ! Il n’était pas question que cet acte de fumer fût une impolitesse, mais qu’il fût contraire à ce qu’on doit à son corps. Toujours dans ce bulletin, un des dirigeants racontait avec enthousiasme qu’il avait entendu un « petit soldat » dire à son camarade : « Tu sais, le sport, c’est un sacerdoce ! » Entrer « en sport » comme on entre en religion…

La croyance que culture physique égale culture morale est moins folle que celle des anciens Grecs, pour qui beauté égale moralité. Elle reste folle. Pierre de Coubertin a mis les choses au point avec sagesse. « … une confusion entre le caractère et la vertu. Les qualités du caractère ne relèvent pas de la morale ; elles ne sont pas du domaine de la conscience. Ces qualités, ce sont le courage, l’énergie, la volonté, la persévérance, l’endurance. De grands criminels et même de franches canailles les ont possédées. Voilà pourquoi la doctrine de la moralisation directe par le sport est fausse et inquiétante. (…) Le sport n’est qu’un adjuvant indirect de la morale. »

Un technicien de Milwaukee tua sa femme et ses sept enfants à coups de hachette parce qu'il ne pouvait plus supporter la radio qu'ils faisaient marcher sans arrêt. Il fut acquitté comme ayant agi sous le coup de l'exaspération. Nous ne donnons pas ce jugement pour exemplaire. Le technicien aurait pu, semble-t-il, tuer deux ou trois de ses enfants seulement. Nous le donnons pour montrer à quel point bien des choses, et des plus graves, sont faites sous le coup de l'agacement : pas de la colère, de l'agacement. Il y a des personnes qu'on estime, qui méritent et reçoivent notre gratitude, qu'on aime bien, mais elles nous agacent, contre cela rien à faire, et cet agacement peut avoir les mêmes effets que la haine : l'exaspération qu'un être cause à l'autre, s'ils cohabitent, est la source de la moitié des malheurs de l'humanité.