Premier roman pour cette femme japonaise, traductrice et interprète, qui apparemment partage sa vie entre le Japon et la France depuis plusieurs années. Nous n'en saurons pas plus à ce jour, il semble n'y avoir aucune photo publique d'elle. Point d'importance à relever,
Nos vies entre les morts est écrit directement en français. Et sacrément bien écrit.
Il aurait pu également se distinguer au printemps 2022, par son sujet grave voire sinistre, au milieu d'une paire de parutions japonaises feel good. Mais un médiocre roman japonais dont un chat est le héros (qui parle c'est encore mieux), ou centré sur la cuisine a forcément plus de chances de s'imposer qu'un roman qui parle de mort et de solitude. Résultat, pas un lecteur sur babelio, avant la présente critique. Défricher n'étant pas pour me déplaire…
L'intérêt principal de ce roman est donc de porter un éclairage sur les kodokushi, ces personnes généralement âgées qui décèdent à leur domicile sans qu'on s'en rende compte immédiatement, parce qu'elles sont seules, sans famille proche. Au Japon, le phénomène est d'ampleur, renforcé sans doute par le vieillissement inexorable de la population et les hikikomori, ces reclus sociaux qui ne quittent plus leur chambre ou leur appartement, se coupant du monde pendant des semaines, des mois voire des années. Noriko Sato est une jeune femme de 31 ans, qui travaille pour HeavenlyWays, une petite entreprise spécialisée dans le nettoyage des appartements des décédés dans ces conditions et la sauvegarde de leurs objets et souvenirs. Avec le patron et ses trois jeunes collègues, elle intervient à chaud après la découverte des corps. Et si c'est parfois digne, l'individu ayant pris soin de s'habiller élégamment en s'allongeant tranquillement sur son lit en attendant la fin, c'est parfois beaucoup plus trash, les morts ayant laissé s'installer autour d'eux un véritable taudis rempli d'ordures…Quand ce ne sont pas les conditions dans lesquelles la mort est intervenue qui écoeurent nos protagonistes…Leurs interventions s'apparentent ainsi de temps à autre à celle de policiers sur une scène de crime, façon médecins légistes, dans un environnement insalubre et pestilentiel. Ces jeunes n'ont manifestement pas suivi la voie classique des salarymen et de la jeune femme en tailleur qui réussi à percer dans une grande société, situation moins répandue au Japon qu'en occident. Ils sont dans la débrouille, ils se cherchent, ne feront pas ce boulot toute leur vie. Seule la plus ancienne des quatre employés est là depuis la création de la société il y a quatre ans.
Noriko vit chacune de ses interventions comme une expérience à part, marquante. Il y a tout un chemin de vie derrière ces morts, qui font parfois écho à son propre vécu. Ce boulot est difficile, elle a envie d'en sortir, et en même temps aimerait prolonger cette expérience en montant sa boîte pour mettre en valeur les photos prises et objets souvenirs des morts. Dans sa vie de femme, elle s'interroge aussi. A une conscience aigüe que le temps passe, que la mort viendra frapper ses proches, sa vieille grand-mère, puis ses parents. Elle n'a pas de petit ami, n'est pas à l'aise avec son corps, avec la sexualité. Manifestement elle ne veut pas d'enfants. Dans ce contexte de doutes personnels et de saturation face à ces situations professionnelles éprouvantes, elle va se découvrir des frissons, en voyant le corps nu sous la douche de son collègue
Aoyama…Bientôt, ces deux-là vont entamer une histoire, d'abord largement sexuelle. Compliquée, tellement Noriko est anxieuse, presque frigide d'abord, et qu'il faut cacher cette relation aux yeux de tous, dans un lourd quotidien professionnel qui revient étouffer nos deux amants, d'autant que leurs ébats ont lieu, quand ce n'est pas au love hôtel, dans certains de ces appartements des morts. Mais peu à peu, elle se rend compte de ce que cette relation lui apporte, pour se découvrir en tant que femme, qui assume ses désirs, son corps, sa sexualité…Bientôt, c'est elle qui est en demande de lui, sexuellement, mais de plus en plus sentimentalement. Alors c'est lui qui doute, qui semble s'éloigner, surtout depuis qu'il a été atteint par la vision d'un kodokushi retrouvé pendu. Cette relation sera-t-elle viable, va-t-elle évoluer vers un amour consolidé, ne faudra-t-il pas rompre certaines chaînes, mûrir, et surtout trouver une voie personnelle et professionnelle plus lumineuse, pour s'accomplir soi-même et enfin aller sans frein vers l'autre ?
J'ai trouvé le sujet des kodokushi très intéressant, on peut saluer cette idée de roman originale, encore peu traitée en langue française. le thème de la solitude et des difficultés de la jeunesse japonaise a été davantage rebattu, mais là encore, c'est assez bien senti. Il y a de la résilience chez ces jeunes, de la débrouille, tout n'est pas perdu.
Cependant, si le roman débute bien et suit un cours prometteur durant sa première moitié, j'ai eu l'impression d'un essoufflement, comme un patinage à un moment, et une bifurcation trop marquée vers la mise en scène de la sexualité de Noriko. Ces scènes, comme tout le roman, sont très bien écrites, la langue est belle…Pourtant, une certaine lassitude m'a gagné à écouter les pensées de Noriko sur elle-même, l'obsession qu'elle développe pour le sexe avec son amant, alors que pendant le premier tiers de ces pages elle le trouvait complètement quelconque. Clairement, la répétition des scènes de sexe (suggestives mais sans vulgarité), fait passer le sujet des kodokushi au second plan, et jette un soupçon sur une éventuelle panne d'inspiration de l'auteure, voire la tentation de rendre l'objet alléchant que je reprochais plus haut à d'autres…Ce n'est pas dans ces pages parfois stéréotypées qu'on trouvera de l'originalité en tout cas.
Au terme de ce roman, l'impression reste donc assez mitigée, mais cette première production est loin d'être ridicule, et mérite sûrement largement autant que d'autres d'attirer des lecteurs, ne serait-ce que pour la mise en lumière d'un phénomène très japonais qui pourrait gagner nos contrées vieillissantes et individualistes, et pour la qualité remarquable de la langue.