Les éditions des
Belles-Lettres et l'éditrice et épouse de
Philippe Muray ont limité la publication de son Journal aux tomes V et VI, de 1994 à 1997. Ce que l'auteur a écrit après cette date demeure inédit. Dans les quatre volumes précédents, on a suivi l'évolution de la pensée de l'auteur, qui se sert du journal bien moins pour y raconter sa vie ou s'y raconter, que pour débrouiller, mettre au clair et essayer les récits et pensées qui lui venaient. Régulièrement, le lecteur trouvait dans le texte, réimprimées, les chroniques qui parurent d'abord dans la presse, puis dans les volumes de
l'Empire du Bien, et des Exorcismes Spirituels. C'est encore le cas dans les derniers tomes, V et VI, mais on observe une inflexion dans le travail du Journal : celui-ci est plus narratif et descriptif, plus autobiographique, moins centré sur des réflexions abstraites et moins travaillé par le mythe du Roman à écrire. L'auteur laisse s'exprimer une part affective, essentiellement le dégoût et la haine que le monde moderne lui inspire, et manifeste une verve satirique qui attira les premiers lecteurs des Exorcismes. C'est que pour lui, la littérature, la bonne littérature, est synonyme de critique impitoyable du monde tel qu'il va, de sa morale et de ses moeurs. La mauvaise est l'éloge du monde et la soumission à ses valeurs : c'est la poésie journalistique dont il relève les faits de style et de pensée dans les médias et dans le peu de livres récents qu'il consent à lire.
Parallèlement, l'auteur s'acharne à écrire un roman, car le roman est pour lui la forme suprême de la littérature. Avec ses romans, qui furent tous des échecs éditoriaux retentissants, le public n'a pas été tendre. Ecrire un roman, dit-il, c'est accepter de se mesurer à d'intimidants modèles,
Balzac,
Céline,
Proust, risquer de leur être inférieur et d'échouer là où ils ont réussi. Muray sait bien que son entreprise littéraire est condamnée d'avance, puisqu'il vit dans une époque où l'égalité de tous avec tous, de tout avec tout, est proclamée, promulguée et rendue obligatoire : tous font semblant de croire qu'un roman de Bobin vaut
Balzac, qu'une paire de godillots vaut Mozart, à savoir rien devant un enfant affamé du
Tiers-Monde. Pensant et hurlant contre son époque, Muray sait bien qu'il est tellement anachronique qu'il est absolument seul, et son Journal est marqué par le désespoir esthétique et éthique. Non seulement notre égalitarisme en toc rend a priori impossibles tout jugement, toute discrimination, du bien et du beau, mais il empêche même la naissance d'un art étranger à ce monde égalitaire.
On prend plaisir à lire Muray comme à lire
Voltaire, car ce sont des auteurs méchants. Tous deux consacrèrent leur vie à des formes prestigieuses, le roman, la tragédie, dont ils n'avaient pas compris qu'elles étaient mortes. Tous deux doivent leur notoriété aux écrits qu'ils estimaient le moins :
Voltaire, ses contes et Muray, ses articles. Heureusement, ce dernier n'a pas le conformisme ni les ambitions mondaines du premier. Il est un véritable penseur dont la lecture dissipe les illusions du monde contemporain tel qu'il se donne à voir.