Jeff Noon est grand.
Ce qui ne l'empêche pas d'être méconnu en France.
Les excellentes éditions La Volte continuent pourtant de faire un fabuleux travail pour le mettre en avant en traduisant son cycle de polar-weird autour du détective John Nyquist.
Son principe est simple : résoudre des affaires criminelles dans un cadre complètement étrange, dans des villes inattendues et fascinantes au possible.
Dans le premier volume,
Un homme d'ombres, le Britannique nous présentait son héros au beau milieu d'une ville coupée en deux : Soliade, cité du jour éternel, et Nocturna, empire de la nuit perpétuelle.
En développant son concept jusqu'au bout et en imaginant une myriade de subtilités pour le mettre en valeur, Noon réaffirmait encore une fois son génie créatif. Pourtant, ce n'est pas tout.
En effet, dans le second opus, l'auteur nous transporte dans un endroit encore plus étrange et encore plus fascinant : Histoireville !
Histoireville.
La ville des Histoires.
Il aurait été facile pour
Jeff Noon de faire de ce nouveau terrain de jeu une simple démonstration sur le pouvoir des grands récits sur le réel.
Mais avec
Jeff Noon, rien n'est aussi facile.
John Nyquist a quitté Soliade avant d'être embauché à Histoireville par une certaine Antonia Linden afin de suivre les allers et venues de Patrick Wellborn. Pourquoi ? John n'en a que faire, il fait ce pour quoi on le paye.
Et cela risque bien de lui coûter très cher.
En suivant la voie
Calvino, John Nyquist regarde Wellborn s'engager dans la tour 5 de la Cité Melville, un endroit sinistre à propos duquel les pires rumeurs circulent. le pire ne pouvait donc qu'advenir.
Quelques instants après sa rencontre avec celui qu'il file depuis des semaines, Nyquist se retrouve inconscient sur le sol de l'appartement 67 avec le cadavre de Wellborn étendu à ses côtés ! Mais que s'est-il passé ? Pourquoi Wellborn l'a-t-il attaqué ? Nyquist l'a-t-il vraiment tué en état de légitime défense ?
Tandis que ces questions tournent dans la tête du détective, il rencontre une jeune femme du nom de Zelda amenée dans la tour par Wellborn et qui en semble tout aussi prisonnière que lui.
Dès lors, la véritable intrigue commence et l'on comprend que quelque chose ne tourne pas rond dans cette cité Melville…et encore moins à Histoireville.
Jeff Noon construit petit à petit une métropole où l'écriture semble une obligation, où le citoyen se doit d'écrire son histoire. Mais pas n'importe comment, il y a des règles à suivre et le Conseil Narratif est là pour les faire respecter, pour que chaque histoire puisse arriver à son terme.
Chaque rue, chaque quartier, chaque place évoque des écrivains célèbres, de Kafka Court à l'Allé
Nabokov en passant par la rocade
Asimov.
La littérature et les mots hantent Histoireville, la font et la défont, et bien plus encore.
Le lecteur va suivre l'enquête de Nyquist pour comprendre ce qu'il s'est passé à la cité Melville mais aussi pour dénouer les fils d'une intrigue complexe autour d'un livre mystérieux appelé « le Corps Bibliothèque ».
Un ouvrage fait de collages, sorte de projet expérimental et chimérique qui devient à la fois une drogue et un lieu dans la ville, qui rappelle l'entreprise qui guette l'écrivain britannique lui-même en écrivant
La Ville des Histoires.
Jeff Noon a l'idée géniale de transformer des histoires en véritable possessions surnaturelles, par une sorte de drogue d'un type nouveau qui vous projette dans l'histoire d'un autre, littéralement. Peu à peu, les choses se font de plus en plus étranges pour Nyquist et le lecteur qui découvrent que les mots peuvent infecter les habitants, qu'un virus sévit à travers Histoireville et que la mort de Wellborn n'est que la partie émergée de quelque chose de bien plus vaste et perturbant. Noon plonge complètement dans la weird fiction, efface les limites entre le réel et le fictif, crée le vertige métaphysique.
Ce qui impressionne, c'est le soin et la cohérence absolu de l'ensemble, mêlant des phénomènes purement fantastiques à un polar noir corsé qui va servir à explorer les traumatismes d'enfance de Nyquist.
Jeff Noon en profite pour creuser l'histoire de son héros, pour lui donner une fragilité derrière la carapace du détective dur à cuire et, finalement, le rendre émouvant, même par ces mots non écrits qui le hantent, comme si certaines phrases nous fondaient plus que d'autres.
La Ville des histoires parle de l'impact du récit sur nos vies, elle parle de l'importance de dire notre passé de la façon dont on le souhaite, avec qui on le souhaite. Mais surtout, le roman explore l'aliénation du créateur, de celui qui raconte, parfois prisonnier de ce qu'il écrit, qui va devoir saccager les oeuvres des autres et se les réapproprier pour créer du nouveau, dédoublant son moi au risque de se perdre lui-même.
Jeff Noon livre encore une fois un univers truffé d'idées fascinantes qui vont bien au-delà de cette métropole où les histoires sont tout.
Le fait de raconter devient ici un élément de langage qui imprègne toute la culture d'Histoireville, des alphabètes volètent en marges de la cité présageant des évènement passés ou à venir, des mots peuvent même venir se glisser sous votre peau et des pages se transformer en drogue à la puissance terrifiante.
Le résultat ? Impressionnant, forcément.
Érudit en diable mais jamais gratuit ou tape-à-l'oeil,
La Ville des histoires est un sommet de weird fiction qui fascine par la richesse de ses idées et la cohérence de son cheminement narratif.
Jeff Noon se renouvelle encore et frappe fort, tellement qu'on se demande bien ce qu'il nous réserve pour Jenny-les-Vrilles, troisième volume des enquêtes de John Nyquist.
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