Réinterprétation du mythe de Perséphone en polar hardboiled psychédélique, ce roman échevelé, hybride, métis et musical en diable est un pur chef d'oeuvre, et en tout cas celui du punk cybernétique authentique.
Sur le blog Charybde 27 : https://charybde2.wordpress.com/2024/04/27/note-de-lecture-
pollen-jeff-noon/
Quinze ans après les événements décrits (si l'on ose employer ce mot sans doute un peu trop terre à terre pour la situation en question) dans «
Vurt », les frontières entre le réel et le virtuel, «
vurtuel » tissé de rêves, d'imaginaire et de mythes, frontières jadis franchies pour la première fois via les fameuses « plumes » mi-chimiques mi-incompréhensibles, sont de plus en plus poreuses dans l'agglomération de Manchester. Dans les ombres des songes et des faux-semblants, des choses grouillent et s'agitent, la corruption fait rage, les vies des citoyens, qu'ils soient humains bien sûr, mais aussi de deuxième ou troisième zone, cyborgs ou hommes-chiens, semblent moins tranquilles que jamais. Et voici qu'un étrange
pollen se répand un peu partout, assorti de crises d'éternuements potentiellement fatales. Pour éclaircir le sort de Coyote, chauffeur de taxi de haute volée qui savait comment arrondir ses fins de mois, ou pour élucider les incidences de ce taux d'allergènes croissant dans l'atmosphère, on mène l'enquête, ordonnée en hauts lieux. Sibyl Jones, l'une des meilleures enquêtrices sur homicides (ou assimilés), et ce d'autant plus que le «
vurtuel » peut être impliqué (« Je peux lire l'esprit des vivants et parfois, en arrivant assez tôt, celui des morts, les dernières pensées qui s'attardent »), l'inspecteur principal Z. Clegg (« bon chien flic, intègre ») l'assiste avec hargne et brio, mais aussi, concours de circonstances, la Xcab Boda, collègue de travail et admiratrice du fameux Coyote, sont sur l'affaire. En arrière-plan, le roi des taxis, Columbus, un personnage d'abord non identifié et comme issu de nos peurs secrètes, John Barleycorn (comme, justement, dans le célèbre album, créé en 1970, du Traffic de Steve Winwood, et aussi le DJ pirate, journaliste d'investigation et fin connaisseur de toutes les musiques des années 60, 70, 80 et 90, Gombo YaYa : il y a définitivement quelque chose de pourri au non-royaume de Manchester. Et lorsqu'on apprend que la mystérieuse et fatale passagère du taxi de Coyote s'appelait Perséphone, on bascule pour de bon dans une redoutable mythologie actualisée, en action et en omission.
Publié en 1995, deux ans après «
Vurt », traduit en 2006 par
Marc Voline à La Volte, «
Pollen » est la deuxième installation composée par le Britannique
Jeff Noon dans son univers lewiscarrollien en diable où le réel et le virtuel cohabitent et luttent. Dans le même contexte, il sera suivi en 1996 et 1997 de deux préquelles, «
Alice automatique » et «
NymphoRmation ».
Prolongeant l'entreprise commencée avec un si grand succès sous le signe des plumerêves, «
Pollen » délaisse en apparence l'atmosphère purement hallucinée et hautement chimique de «
Vurt » pour s'insérer avec un naturel confondant dans une extraordinaire atmosphère de polar hardboiled et psychédélique. À nouveau, il faudra se laisser ici porter avec une sombre allégresse par la langue et par les images, par le rythme échevelé et par les rebondissements volontiers abracadabrants (car
Lewis Carroll est presque toujours là).
Incarnant peut-être avec le plus d'authenticité, parmi tous les candidats potentiels, l'esprit originel du cyberpunk, par l'importance accordée, sans jamais faiblir, à la musique et à ses pluies acides, aux sombres prémonitions que portent les paroles des grands poètes du rock (ni le
Lewis Shiner de «
Fugues » ni le
Tommaso Pincio des « Fleurs du karma » ne sont si loin que ça), «
Pollen » pousse plusieurs crans plus loin l'intégration profonde de la mythologie ancienne et collective.
Sa réinterprétation du mythe de Perséphone (succédant donc à l'hybridation et au métissage précédemment portés par la si emblématique Desdémone d'« Othello » et de «
Vurt »), en résonance avec celles, bien différentes évidemment, de
Mélanie Fazi, de
Gwenaëlle Aubry ou de
Jakuta Alikavazovic, en fait sans doute une réussite encore plus éclatante que le texte fondateur de la série (dont les pièces, par la soigneuse sorcellerie des évocations remplaçant d'éventuelles explications pénibles, peuvent parfaitement se lire indépendamment) : «
Pollen » est magique, au sens propre du terme serait-on tenté de dire.
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