Ce court texte (80 pages) se présente comme un journal intime, écrit dans un style élaboré, alternant descriptions précises et impressions fugaces, parfois hermétique, souvent allusif. Prenant des notes à partir du 21 juillet 1943,
Hans Erich Nossack y décrit sa vision des bombardements de Hambourg, en insistant sur les différentes phases par lesquelles passe son état d'esprit – sorte d'autoanalyse rétrospective. le lecteur apprend ainsi qu'il habitait Hambourg et qu'il y demeurait habituellement pendant l'été, contrairement à son amie Misi qui préférait s'évader à la campagne. Mais en ce mois de juillet 1943, il décide de la rejoindre dans une vieille bâtisse à une vingtaine de km au sud de la ville. Ils ont décidé d'y passer, en pleine guerre, des vacances d'été et s'accommodent de l'inconfort de l'habitation.
Bien leur en a pris, car quelques jours plus tard, la première attaque massive sur des civils est décidée par le commandement des armées anglo-américaines. En effet, dans la nuit du samedi 24 au dimanche 25 juillet (1943), le narrateur est réveillé par Misi. Elle a entendu retentir au loin les sirènes d'alerte aérienne, ainsi que les grondements si caractéristiques d'une série de bombardements. Cette fois, il lui semble que ces bombardements sont encore plus intenses que ceux auxquels ils étaient habitués à Hambourg.
« C'était le bruit de mille huit cents avions qui, venant du sud, à des hauteurs inimaginables, volaient vers Hambourg. Nous avions déjà vécu deux cents attaques ou plus, dont de très sévères, mais celle-ci était quelque chose de tout à fait nouveau. (…) Ce bruit allait durer une heure et demie, puis se répéter pendant trois nuits la semaine suivante. Il se maintenait uniformément dans l'air. On l'entendait même lorsque le vacarme bien plus fort de la défense s'intensifiait en un feu roulant » (p. 13-14).
Dès lors, le narrateur et sa compagne se cachent dans une cave aménagée sous la maison. Mais même sous terre le bruit incessant des explosions est insupportable. Sorti de nuit dans le jardin, l'auteur note dans son journal le spectacle infernal des incendies – les alliés utilisant des bombes au napalm –, des éclats de bombes, des avions touchés par les batteries de DCA qui chutent en flammes, le dôme de fumées qui s'élève suffisamment haut dans le ciel pour que l'on puisse l'apercevoir à plusieurs dizaines de kilomètres.
« Et soudain, tout fut plongé dans la laiteuse fumée des enfers » (p. 17).
Le texte est parfois étrange, aussi étrange sans doute que les visions que devait avoir toute personne assistant à ce spectacle, se sentant à la fois menacé de mort et fasciné.
Hans Erich Nossack, auteur, narrateur, tente de reconstituer l'état de confusion qu'il a vécu lui-même, puisqu'il était présent lors de « l'opération Gomorrhe », nom donné à cette effroyable tempête de feu qui a causé la mort de plus de 40 000 personnes. Nous partageons son désarroi, le désordre mental qui l'assaille, mélange d'effroi, d'hallucinations et de désir d'en finir. Il rend compte également de ce qu'il ressent physiquement, les vibrations qui parcourent son corps.
Ce qui, cependant, fait l'originalité de ce témoignage, c'est la manière dont
Hans Erich Nossack analyse les conséquences sociales de ces bombardements d'ampleur exceptionnelle. Les villes et les villages alentour se doivent d'accueillir les survivants s'échappant de Hambourg. Devenus des réfugiés, ils sont plus ou moins à la merci des réactions qu'ils provoquent. Si, les premiers jours, ils sont généralement les bienvenus, progressivement les attitudes se font plus hostiles. Certains les envient, car ils considèrent que ces réfugiés, ces survivants, sont tirés d'affaire, qu'ils en ont fini avec les menaces venues du ciel – personne ne semble imaginer que l'on peut être victimes des bombardements à plusieurs reprises. D'autres peuvent même les jalouser, puisque des survivants reçoivent des aides des pouvoirs publics subsistants. À contrario, certains réfugiés exigent de leurs hôtes qu'ils leur donnent la moitié de ce qu'ils ont. Tôt ou tard, les masques tombent.
« Avidité et peur se montrèrent dans leur nudité éhontée et supplantèrent tout sentiment plus délicat » (p. 25).
Mais ce que ressentaient les réfugiés, d'une part, leurs hôtes, d'autre part, est encore plus compliqué à saisir. La distance entre ceux qui ont survécu et les autres paraît infranchissable. Désabusés, insensibles, perdus dans leurs méditations muettes, les réfugiés semblent avoir migré dans un monde parallèle, où nul ne peut les rejoindre.
« Et qu'attendaient les victimes quand elles semblaient accepter tout le bien qu'on leur faisait presque uniquement par obligeance envers ceux qui donnaient ? (…) Il arrivait ainsi que des gens vivant dans la même maison et s'asseyant autour de la même table respiraient l'air de mondes tout à fait différents. Ils essayaient de se donner la main et ne saisissaient que le vide » (p. 27).
L'auteur et sa compagne retournent à Hambourg pour évaluer l'état de destruction de leur quartier, de leur logement, dans l'idée d'en rapporter ce qui resterait de leurs biens. C'est alors qu'ils réalisent que la déraison qui habitait les survivant les atteint à leur tour. Plus personne dans la ville martyrisée ne semble pouvoir agir de façon logique. Ainsi, traversant des rues rasées, ils remarquent une femme laver les vitres de sa maisons restée miraculeusement intacte. Ou bien, plus loin, des familles assises à leur balcon prennent le café, au milieu des ruines, de la puanteur, des cris, de la poussière montant des décombres.
Réalisant que leur immeuble a, lui aussi, été détruit, ils repartent pour leur maison de vacances. Les voilà rangés dans la catégorie de réfugiés. La logique aussi les quitte. Ils effectuent sans trop savoir pourquoi, plusieurs aller-retours entre Hambourg et la campagne, partageant avec d'autres survivants leur humiliation d'être ainsi déracinés, se plaignant de l'ignominie des élites politiques locales qui s'étaient tous éclipsés et avaient abusé de leurs positions pour « se procurer sans scrupule des véhicules pour emporter leurs biens » (p. 39). Même le fait de tenir à jour son journal ne lui est d'aucun secours.
« Même après des visites répétées, on ne s'habituait pas à ce qu'on voyait. (…) Ce qui nous entourait ne rappelait en aucune manière ce qui était perdu. Ça n'avait rien à voir, c'était quelque chose d'autre, c'était l'inconnu, c'était à proprement parler le Non-Possible » (p. 43). Suivent des descriptions insupportables et pourtant révélatrices de toute cité atrocement bombardée, comme le sont de nos jours celles d'Ukraine, de Gaza, de Khartoum, entre autres.
Les réflexions de l'auteur ne sont pas toujours faciles à comprendre : est-ce un problème de traduction, de style, ou parce qu'il veut nous faire percevoir l'incommunicabilité qu'engendre la douleur d'avoir tout perdu, à commencer par l'espoir ? Les 20 dernières pages contiennent les situations et les états d'âme par lesquels l'auteur est passé pour survivre malgré tout : les bousculades, les files d'attente, les interrogations, l'impossibilité de croire à ce qu'il fait, le dédoublement permanent qui le caractérise. Les dernières pages semblent assez proches d'un délire.
À en croire l'auteur de la postface, Walter Boehlich, c'est la vision de ce bombardement qui aurait donné le courage à l'auteur de devenir écrivain, lui qui écrivait depuis 25 ans, en secret. Quoi qu'il en soit, au-delà du cas particulier, et emblématique, de « l'opération Gomorrhe », l'un des intérêt de ce témoignage est de nous faire percevoir la palette de sentiments qu'éprouvent les réfugiés fuyant les guerres, les catastrophes et la misère. Tout leur paraît irréel, insaisissable. Projetés dans l'inconnu, vulnérables, inconsolables, ils ont un immense besoin de soutien matériel, certes, mais aussi d'empathie.
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