Mais un abîme va s’ouvrir maintenant sous nos pas ; nous ne savons quelle route suivre dans un tel gouffre et la pensée se précipite avec effroi de malheurs en malheurs jusqu’à l’anéantissement de tout espoir et de toute consolation. [...] tout est semblable bien qu’extraordinaire ; tout est monotone bien qu’horrible ; et l’on serait presque honteux de soi-même si l’on pouvait regarder ces atrocités grossières d’assez près pour les caractériser en détail.
Examinons seulement le grand principe de ces monstrueux phénomènes : le fanatisme politique. Les passions mondaines ont toujours fait partie du fanatisme religieux ; et souvent au contraire la foi véritable à quelques idées abstraites alimente le fanatisme politique ; le mélange se trouve partout, mais c’est dans sa proportion que consiste le bien et le mal. L’ordre social est en lui-même un bizarre édifice : on ne peut cependant le concevoir autrement qu’il n’est ; mais les concessions auxquelles il faut se résoudre pour qu’il subsiste tourmentent par la pitié les âmes élevées, satisfont la vanité de quelques-uns et provoquent l’irritation et les désirs du grand nombre. C’est à cet état de choses plus ou moins prononcé, plus ou moins adouci par les mœurs et par les lumières, qu’il faut attribuer le fanatisme politique dont nous avons été témoins en France. Une sorte de fureur s’est emparée des pauvres en présence des riches, et les distinctions nobiliaires ajoutant à la jalousie qu’inspire la propriété, le peuple a été fier de sa multitude ; et tout ce qui fait la puissance et l’éclat de la minorité ne lui a paru qu’une usurpation. Les germes de ce sentiment ont existé dans tous les temps ; mais on n’a senti trembler la société humaine dans ses fondements qu’à l’époque de la Terreur en France : on ne doit point s’étonner si cet abominable fléau a laissé de profondes traces dans les esprits et la seule réflexion qu’on puisse se permettre, et que le reste de cet ouvrage j’espère confirmera, c’est que le remède aux passions populaires n’est pas dans le despotisme mais dans le règne de la loi.
GERMAINE DE STAËL (1766-1817)
« Bibliothèque idéale des philosophes français ». Pourquoi prendre le risque de constituer une telle bibliothèque ? Les ouvrages scolaires, les anthologies ne manquent pas et font pacifiquement cohabiter les philosophes français et bien d’autres, en grand nombre. Si cela n’a pas vraiment de sens de parler de « philosophie française », il est clair, cependant, que les philosophes d’expression française dessinent une figure singulière, et, contrairement à bien des idées reçues, renouvellent et inventent sans modération, subvertissent à l’infini le modèle d’existence d’une vie de philosophe à peu près présentable. Nos philosophes ne se tiennent pas bien, et ça ne manque pas de femmes ! On ne saurait entièrement exclure qu’en proposant au public cette Bibliothèque idéale des philosophes français nous ne nous découvrions en train de rééditer l’aventure insolente, demeurée à jamais irrespectueuse et dérangeante, des Vies des philosophes illustres, de Diogène Laërce, cet impertinent qui, à la fin de l’Antiquité, efface d’un grand geste tant de siècles d’édification et de bonne conduite, en faisant apparaître à force d’anecdotes ce qu’avaient de dérisoire ces illustres philosophes. Efface ? ou rappelle à la vie ? Voilà peut-être où nous emmène, ingénument, un recueil non prévenu des philosophes français. Pour peu qu’on les lise. Pour peu qu’on les lise… et pour peu qu’on les trouve. Cette bibliothèque voudrait y aider…
(INCIPIT)
Il est, au Museo Nazionale de Florence, une statue de marbre, que Michel-Ange appelait « Le Vainqueur ». C’est un jeune homme nu, au beau corps, les cheveux bouclés sur le front bas. Debout et droit, il pose son genou sur le dos d’un prisonnier barbu, qui ploie, et tend sa tête en avant, comme un bœuf. Mais le vainqueur ne le regarde pas. Au moment de frapper, il s’arrête, il détourne sa bouche triste et ses yeux indécis. Son bras se replie vers son épaule. Il se rejette en arrière ; il ne veut plus de la victoire, elle le dégoûte. Il a vaincu. Il est vaincu.
Cette image du Doute héroïque, cette Victoire aux ailes brisées, qui, seule de toutes les œuvres de Michel-Ange, resta jusqu’à sa mort dans son atelier de Florence, et dont Daniel de Volterre, confident de ses pensées, voulait orner son catafalque, c’est Michel-Ange lui-même, et le symbole de toute sa vie.
La souffrance est infinie, elle prend toutes les formes. Tantôt elle est causée par la tyrannie aveugle des choses : la misère, les maladies, les injustices du sort, les méchancetés des hommes. Tantôt elle a son foyer dans l’être même. Elle n’est pas alors moins pitoyable, ni moins fatale ; car on n’a pas eu le choix de son être, on n’a demandé ni à vivre, ni à être ce qu’on est.
Cette dernière souffrance fut celle de Michel-Ange. Il eut la force, il eut le bonheur rare d’être taillé pour lutter et pour vaincre, il vainquit.
ROMAIN ROLLAND (1866-1944) - Michel-Ange, Préface
En notre siècle certes la difficulté est plus grande qu’autrefois, mais ce siècle est pourtant celui qui a entrepris hardiment de reformer les chœurs des muses, les latines vêtues de la toge, et les grecques vêtues du pallium, les faisant revenir de ces cimes jadis si fréquentées, et qui semblaient désormais inaccessibles et désertées. Il est assurément d’un grand prix de pouvoir estimer les grands esprits de l’Antiquité d’après les images d’eux-mêmes qui nous ont été conservées, et qu’une ou deux générations viennent de restituer après les avoir découvertes dans des monuments misérablement décrépits, et les avoir nettoyées et. polies au point de leur rendre presque leur éclat d’autrefois.
Tout en pensant qu’un grand nombre de ces monuments ne nous sont pas parvenus intacts, nous devons pourtant rendre grâces, et maintes fois, à la providence, de ce que nous avons désormais entre nos mains, émergeant d’un déluge de plus de mille ans, ce qui en est, je crois, la meilleure part. Un déluge désastreux avait en effet englouti les lettres authentiques, les seules dignes de ce nom, et les gardait enfouies, ensevelies sous un si puissant déferlement de barbarie, qu’il est étonnant qu’elles aient pu en réchapper. C’est là un bienfait de la divine providence, qu’elle ait voulu elle-même nous rendre les reliques et les marques des anciens esprits, pour la culture et l’ornement de notre vie.
GUILLAUME Bude (1467-1540) - L’Étude des Lettres, ch. IV
Un tombeau est un monument placé sur les limites des deux mondes. Il nous présente d’abord la fin des vaines inquiétudes de la vie et l’image d’un éternel repos ; ensuite il élève en nous le sentiment confus d’une immortalité heureuse, dont les probabilités augmentent à mesure que celui dont il nous rappelle la mémoire a été plus vertueux. C’est là que se fixe notre vénération ; et cela est si vrai que, quoiqu’il n’y ait aucune différence entre la cendre de Socrate et celle de Néron, personne ne voudrait avoir dans ses bosquets celle de l’empereur romain, quand même elle serait renfermée dans une urne d’argent ; et qu’il n’y a personne qui ne mît celle du philosophe dans le lieu le plus honorable de son appartement, quand elle ne serait que dans un vase d’argile.
C’est donc par cet instinct intellectuel pour la vertu que les tombeaux des grands hommes nous inspirent une vénération si touchante. C’est par le même sentiment que ceux qui renferment des objets qui ont été aimables nous donnent tant de regrets.
JACQUES-HENRI BERNARDIN DE SAINT-PIERRE (1737-1814)